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ou tard, doivent détruire son œuvre et l’emporter lui-même. On a répété souvent que « rien n’est en vain ». Cela est vrai dans le détail. Un grain de blé est fait pour produire d’autres grains de blé. Nous ne concevons pas un champ qui ne serait pas fécond. « Mais la nature en son ensemble n’est pas forcée d’être féconde : elle est le grand équilibre entre la vie et la mort. Peut-être sa plus haute poésie vient-elle de sa superbe stérilité. » Un champ de blé ne vaut pas l’Océan. « L’Océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient ; ou plutôt il la donne et la retire avec la même indifférence : il est le grand roulis éternel qui berce les êtres. Quand on regarde dans ses profondeurs, on y voit le fourmillement de la vie ; il n’est pas une de ses gouttes d’eau qui n’ait ses habitants, et tous se font la guerre les uns aux autres, se poursuivent, s’évitent, se dévorent ; qu’importe au tout ? qu’importent au profond Océan ces peuples que promènent au hasard ses flots amers ? Lui-même nous donne le spectacle d’une guerre, d’une lutte sans trêve : ses lames qui se brisent et dont la plus forte rencontre et entraîne la plus faible nous représentent en raccourci l’histoire des mondes, l’histoire de la terre et de l’humanité. C’est, pour ainsi dire, l’univers devenu transparent aux yeux. Cette tempête des eaux n’est que la continuation, la conséquence de la tempête des airs ; n’est-ce pas le frisson des vents qui se communique à la mer ? À leur tour, les ondes aériennes trouvent l’explication de leurs mouvements dans les ondulations de la lumière et de la chaleur. Si nos yeux pouvaient embrasser l’immensité de l’éther, nous ne verrions partout qu’un choc étourdissant de vagues, une lutte sans fin parce qu’elle est sans raison, une guerre de tous contre tous. Rien qui ne soit entraîné dans ce tourbillon ; la terre même, l’homme, l’intelligence humaine, tout cela ne peut nous offrir rien de fixe à quoi il nous soit possible de nous retenir ; tout cela est emporté dans des ondulations plus lentes, mais non moins irrésistibles ; là aussi règnent la guerre éternelle et le droit du plus fort. À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’Océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots ; que la terre a disparu et qu’il ne reste plus que la nature, ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité[1].

Ainsi, chez le philosophe poète, l’agrandissement illimité de la vision intérieure finissait par abîmer l’immensité visible dans l’im-

  1. Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 105-106.