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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

Nul cœur ne bat-il donc dans ton immensité ?
N’est-ce point de l’amour que ta fécondité[1] ?

Cette hypothèse, comme une tentation grandissante, envahissait de plus en plus l’esprit du jeune philosophe. Ce qui la fit dominer en lui, à cette époque, ce furent avant tous les réflexions de la pensée abstraite, qu’il a résumées dans son Esquisse d’une morale ; mais peut-être aussi ces réflexions rouvèrent-elles comme un appui extérieur et une sorte de confirmation visible dans la longue contemplation de la nature sur les bords de l’Océan. L’Océan n’est pas seulement un grand inspirateur de poésie, comme le montrent les poèmes qu’il a dictés à Byron et à Victor Hugo ; c’est aussi un grand maître de philosophie. Il n’y a, en effet, rien qui offre à l’œil et à la pensée une représentation plus complète du monde que l’Océan. C’est d’abord « l’image de la force dans ce qu’elle a de plus farouche et de plus indompté » ; c’est un déploiement, un luxe de puissance dont rien autre chose ne peut donner l’idée ; « et cela vit, s’agite, se tourmente éternellement sans but. » On dirait parfois que la mer est animée, qu’elle palpite et respire, que c’est un cœur immense dont on voit le soulèvement puissant et tumultueux ; mais ce qui en elle désespère, c’est que tout cet effort, toute cette vie ardente est dépensée en pure perte : « ce cœur de la terre bat sans espoir » ; de tout ce heurt, de tout ce trépignement des vagues, il sort « un peu d’écume égrenée par le vent ». — Dans une de ses pages les plus magnifiques, l’auteur de l’Esquisse d’une morale raconte qu’un jour, assis sur le sable, il regardait venir vers lui la foule mouvante des vagues : elles arrivaient sans interruption du fond de la mer, mugissantes et blanches ; par-dessus celle qui mourait à ses pieds il en apercevait une autre, et plus loin derrière celle-là une autre, et, plus loin encore, une multitude ; enfin, aussi loin que sa vue pouvait s’étendre, il voyait tout l’horizon se dresser et se mouvoir vers lui : « Il y avait là un réservoir de forces infini, inépuisable ; comme je sentais bien l’impuissance de l’homme à arrêter l’effort de tout cet océan en marche ! Une digue pouvait briser un de ces flots, elle en pouvait briser des centaines et des milliers ; mais qui aurait le dernier mot, si ce n’est l’immense et infatigable Océan ? » Et il croyait voir dans cette marée montante l’image de la nature entière assaillant l’humanité qui veut en vain diriger sa marche, l’endiguer, la dompter. L’homme lutte avec courage, il multiplie ses efforts, par moments il se croit vainqueur ; c’est qu’il ne regarde pas assez loin et qu’il ne voit pas venir du fond de l’horizon les grandes vagues qui, tôt

  1. Vers d’un philosophe. Genitrix hominumque deumque.