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Non, nulle certitude où l’âme se repose :
Les grands cieux ont gardé leur silence sacré.
— Mais du sombre infini j’ai senti quelque chose
Entrer en le blessant dans mon cœur enivré[1].

Il aurait eu presque le droit d’être pessimiste, mais il alliait à son exquise sensibilité un esprit trop positif et trop scientifique, une vue trop nette de la réalité pour outrer le sentiment des misères humaines jusqu’au pessimisme de Schopenhauer. Dans son Esquisse d’une morale et dans son Irréligion de l’avenir, il a montré avec sa perspicacité habituelle les exagérations du pessimisme comme celles de l’optimisme. Il n’en reconnaissait pas moins la part de vérité que renfermaient les théories pessimistes aujourd’hui si répandues. Il n’eût pas admis que le pessimisme est simplement une sorte de mal tout subjectif et tout personnel, une extension illogique au monde des douleurs humaines, un obscurcissement de la nature entière par le nuage qu’on porte en soi, bref, une affaire de tempérament et d’humeur, une sorte de maladie intime érigée en doctrine métaphysique. Comme cette vue est superficielle ! et qu’elle tient peu compte de ce fait que notre propre destinée, heureuse ou malheureuse, est un élément essentiel, non une donnée négligeable de cette question générale : — Quelle est la part du bien et du mal dans le monde ? — Ne faisons-nous pas nous-mêmes partie du tout, et n’avons-nous pas le droit d’induire de la partie au tout quand il s’agit de la valeur métaphysique et morale de l’univers ? Celui pour qui, personnellement, le monde serait mauvais n’aurait-il pas le droit de trouver que le monde n’est pas en soi le meilleur des mondes ? On veut des faits, on veut des arguments ; mais, encore une fois, souffrir est un fait, souffrir est un argument, et, en face de l’optimisme, c’est un argument accusateur :

Il suffit d’un seul cri d’appel aux cieux jeté
Et qui se soit perdu dans l’infini silence :
Le doute restera dans mon cœur révolté,
Aussi long qu’ici-bas est longue la souffrance[2].

L’hypothèse « la plus probable dans l’état actuel des sciences », à ne considérer que les faits, ne semblait être à Guyau ni l’optimisme ni le pessimisme : c’était « l’indifférence de la nature », inconsciente du plaisir et de la douleur, du bien et du mal.

  1. Vers d’un philosophe. Voyage de recherche.
  2. Vers d’un philosophe. Le devoir du doute.