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FOUILLÉE.philosophes français contemporains

pour son compte bon marché de la souffrance : il l’accueillit toujours avec le sourire sur les lèvres, il la supporta jusqu’à la dernière heure sans une plainte, sans un murmure, sans le plus léger trouble à son inaltérable douceur, sans autre préoccupation que de cacher ce qu’il souffrait, pour épargner des larmes aux autres ; il pardonnait à la Nature même comme il pardonnait aux hommes, car sa devise était : — « Tout aimer pour tout comprendre, tout comprendre pour tout pardonner. » Mais ce dont il ne pouvait ni ne devait faire bon marché, parce qu’il ne s’agissait plus alors de lui seul, — c’était l’obstacle apporté si tôt à ses recherches désintéressées, à cette vie de travail et d’action qu’il aurait voulu vivre.

L’histoire intellectuelle et morale que nous racontons est celle d’un bon nombre d’entre nous : elle a par cela même un sens philosophique. Douce ou rude, l’expérience de la vie ne peut avoir d’influence légitime sur les conclusions des sciences positives, toutes tournées vers le dehors ; le savant s’abstrait lui-même de la nature ; il exclut et doit exclure des données de son problème tout ce qui est sentiment, émotion du cœur :

Son cerveau seul aux bruits confus du monde vibre ;
Il laisse en son œil froid tout rayon pénétrer[1].

Mais ni le moraliste ni le métaphysicien ne peuvent se retrancher dans cette impassibilité tout objective, car ils se demandent l’un et l’autre : que vaut la vie ? qu’est-ce que l’existence ? Or, c’est un enseignement sur la vie que de vivre, c’est une révélation sur la valeur de l’existence que de voir les siens souffrir et de souffrir soi-même, surtout si on souffre jeune, au moment où on espérait avoir devant soi une longue vie pour la donner tout entière à la vérité ardemment aimée.

J’avais cru voir briller la vérité lointaine,
Et, sentant un espoir infini dans mon cœur,
J’oubliai désormais toute pensée humaine
Pour suivre dans la nuit sa divine lueur.

J’ai marché bien longtemps ; l’éternelle promesse
Me souriait toujours du fond du ciel serein,
Et j’allais : sur mon front pâlissait ma jeunesse ;
Parfois ma tête en feu retombait dans ma main.

Que me reste-t-il donc ?
Des sphères traversées
Rapporté-je une branche arrachée, un débris,
Une fleur où mon œil s’attache, où mes pensées
Retrouvent un rayon des jours évanouis ?

  1. Vers d’un philosophe, p. 3.