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ses quatre murs pouvait être la vérité ; que, du jour au lendemain, les êtres qui formaient ma vie morale me seraient enlevés ou que je leur serais enlevé, et que nous ne serions jamais rendus les uns aux autres. Il y a de certaines cruautés auxquelles on ne croit pas, parce qu’elles vous dépassent trop ; on se dit : c’est impossible, parce qu’intérieurement on pense : comment pourrais-je faire cela ? »

Quand il écrivit, à l’âge de dix-neuf ans, le grand mémoire que couronna l’Académie des sciences morales, ce commerce prolongé avec Épicure, avec les utilitaires, avec les évolutionnistes, ne pouvait manquer d’exercer une influence toute nouvelle sur la direction de sa pensée. Dans cette longue étude de systèmes si opposés par certains côtés à ses premières croyances et aux élans de sa générosité native, il se fit un devoir d’apporter « un esprit sans crainte et sans hésitation, prêt à recommencer tout son travail d’autrefois, à rompre avec son passé, plein de cette tranquillité que la nature apporte elle-même en ses métamorphoses, et qui ne compte pour rien les souffrances du moi, ses préjugés évanouis ou ses espérances brisées[1]. »

Platon et Kant résistèrent d’abord chez lui à l’assaut des doctrines positivistes et évolutionnistes. Mais « entreprendre la critique sincère et sérieuse d’un système, c’est quelquefois finir par se convaincre mieux soi-même de sa vérité relative[2]. » Après des réflexions prolongées, il demeura en effet persuadé que la doctrine de l’évolution, une fois rectifiée et complétée, constitue, sinon toute la morale, du moins la seule partie de la morale vraiment rigoureuse et scientifique. Son évolution intellectuelle fut donc essentiellement une œuvre de raisonnement et de réflexion ; le sentiment n’y joua que le rôle auxiliaire qui lui appartient.

À cette époque, comme blessé par l’excès de travail, il sentit les premiers signes de cet affaiblissement progressif qui, s’il devait peu à peu faire décroître ses forces physiques, ne put jamais ni abattre sa force morale, ni restreindre sa fécondité intellectuelle. Il alla chercher dans le Midi, — d’abord sur les rives de l’Océan, puis sur celles de la Méditerranée, — une atmosphère plus favorable que le séjour de Paris. À mesure qu’il acquérait une plus claire et plus douloureuse conscience de l’atteinte portée prématurément à sa jeunesse, il sentait de plus en plus faiblir, en présence des faits, comme elle avait déjà faibli, par l’effet du raisonnement et de l’étude, sa foi platonicienne dans la rationalité du monde, dans l’ordre caché de la nature, dans la subordination de l’univers à l’idée du bien. Il faisait

  1. La morale anglaise contemporaine, ix.
  2. Ibid., x.