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PHILOSOPHES FRANÇAIS CONTEMPORAINS

J.-M. GUYAU


I. — Une Évolution intellectuelle.

Platon, Epictète et Kant, pour la philosophie, Corneille, Hugo et Musset, pour la poésie, furent ses premiers maîtres, excitèrent ses premiers enthousiasmes. Encore adolescent, il était familier avec la philosophie grecque, tout rempli de cette « ardeur divine » dont parle Platon dans le Parménide, θεία ὁρμή[1]. Sa première et seule religion avait été l’idéalisme platonicien et kantien ; il eut ainsi pour naturel point de départ le point d’arrivée où d’autres moins jeunes, tout près de lui, étaient parvenus avec effort. Il se représentait alors le monde comme un ensemble de volontés et même de bonnes volontés qui, les unes inconscientes, les autres conscientes, travaillent à une œuvre commune, en vue du bien ; l’amour lui paraissait, comme à Platon, l’âme de la nature entière. Parmi les problèmes de philosophie, nul ne le préoccupait autant que celui du mal, si difficile à concilier avec le règne universel de l’amour. C’était, à ses yeux, la question capitale de la métaphysique, — celle de l’optimisme et du pessimisme. Enfant encore, il avait vu parmi les siens, les uns souffrir, les autres mourir ; il s’était demandé de bonne heure : pourquoi la souffrance ? pourquoi la mort ? À sa gaieté naturelle, à sa vivacité d’enfant se mêlaient déjà des sentiment graves. Il entendait agiter autour de lui les problèmes de la destinée ; il y apportait une attention que ne semblait point comporter son âge ; et toutes ces pensées sur l’au delà, sans altérer la sérénité de son caractère, laissaient cependant dans son esprit des traces ineffaçables. « Je me rappelle, dit-il dans son Esquisse d’une morale, mon long désespoir le jour où, pour la première fois, il m’est entré dans l’esprit que la mort pouvait être une extinction de l’amour, une séparation des cœurs, un refroidissement éternel ; que le cimetière avec ses tombes de pierre et

  1. Voir l’avant-propos de la deuxième édition de notre Philosophie de Platon.