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Le vice commun des deux doctrines, matérialiste et empiriste, est d’avoir sacrifié la notion de puissance : en la restaurant comme essentielle à l’intelligence de l’évolution et de la nature, on restaure du même coup l’idée de fin. Or l’explication la plus naturelle de la finalité immanente, c’est de la considérer comme une finalité voulue, de placer une volonté intelligente au début de l’évolution, d’imaginer un créateur. Ce Dieu qui a créé le monde est un Dieu d’amour, il a créé parce qu’il aimait. Il nous faut donner une forme morale au principe des choses, aussi ne pouvons-nous admettre l’éternité du monde ; mais l’idée d’un commencement absolu est, elle aussi, difficile à admettre. Ce qu’il nous faut, ce que nous cherchons, c’est moins un commencement du fini qu’un fondement qui le rende possible et intelligible à notre pensée. Le monde fini a sa raison d’exister dans un être infini : l’existence de cet être infini est un postulat bien plutôt qu’une vérité démontrée ; la vraie preuve qu’il est, c’est l’impulsion qui nous pousse à l’affirmer, le désir que nous avons qu’il soit. Nous ne pouvons nous faire de lui une idée claire ; les notions d’infini et de parfait semblent s’exclure pour nous il n’y a d’autre perfection que la vertu, il n’y a de vertu que dans la victoire ; qui dit ordre moral, perfection morale, dit relation, opposition, limitation nécessaires. Mais il nous faut croire malgré tout en la perfection de Dieu et en son infinitude, il faut que nous nous représentions la volonté vivante du Bien sous les traits d’une personne ; notre foi en Dieu, notre foi dans le devoir s’appuient, se soutiennent l’une l’autre. « Finalement nous ne savons rien de rien, nous ne comprenons rien à rien, nous devons croire, et nous croyons au mépris de toutes les apparences contraires que le bien est voulu d’une volonté absolue, parce que nous devons le vouloir invariablement nous-mêmes et que nous ne pouvons le vouloir ainsi que si nous y voyons la vérité. C’est notre cœur qui veut Dieu, aussi ne pourrions-nous croire en lui si nous reconnaissions l’impossibilité de le disculper du mal. Dieu ne nous oblige pas à pécher en pensant nos péchés, la prescience des décisions du libre arbitre n’est pas comprise dans son omniscience. Il est bon que la moralité se réalise ; aussi adorons-nous la volonté qui en rend la réalisation possible à quelque prix que ce soit, tous les prix imaginables étant inférieurs à son prix ». La seule bonté morale, c’est celle qui est acquise, celle qui est créée par l’individu : c’est là ce qui justifie Dieu d’avoir permis le péché, conséquence nécessaire de la liberté. Mais nous ne sommes pas libres de ne pas pécher, nous sommes libres, mais non d’une entière liberté, parce que nous sommes uns avec les autres hommes. Les hommes sont uns et cependant distincts ; la solidarité, l’unité voulue, l’unité morale ne peut se réaliser que s’il existe des individus, mais elle ne peut être voulue que si ces individus sont les membres d’un même corps. La chute de nos ancêtres est la vraie cause de nos péchés, et la solidarité dans le mal s’explique par l’unité du sujet de la chute, elle se justifie par la possibilité du salut, salut qui n’est