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G. TARDE.la dialectique sociale

seconds, à savoir : ce procédé d’éclairage est le meilleur, ou le plus économique. Sous cette dispute de boutiques, on découvre avec surprise un conflit des propositions. La querelle, aujourd’hui terminée, entre le sucre de canne et le sucre de betterave, entre la diligence et la locomotive, entre la navigation à voile et la navigation à vapeur, etc., était une véritable discussion sociale, voire même une argumentation. Car ce n’étaient pas seulement deux propositions, mais deux syllogismes qui s’affrontaient, conformément au fait général que nous avons signalé en logique individuelle ; l’un disant, par exemple : « Le cheval est l’animal domestique le plus rapide ; or, la locomotion n’est possible qu’au moyen d’animaux ; donc la diligence est le meilleur mode de locomotion ; » l’autre répondant : « Le cheval est bien l’animal le plus rapide, mais il n’est pas vrai que les forces animales soient seules utilisables pour le transport des voyageurs et des marchandises ; donc, la précédente conclusion est fausse. » Cette remarque doit être généralisée, et de pareils chocs syllogistiques se montreraient facilement à nous, sous les duels logiques ci-dessus énumérés. J’ajoute, en ce qui concerne l’industrie, que la lutte ne s’y engage point seulement entre deux inventions répondant à un même besoin et entre les fabriques ou les corporations ou les classes qui les ont monopolisées séparément ; mais encore entre deux besoins différents, dont l’un, désir général et dominant, développé dans un milieu et à un moment donnés, par un ensemble d’inventions antérieures, par exemple l’amour de la patrie chez les anciens Romains, est jugé d’une importance supérieure, et dont l’autre, suscité par quelques inventions récentes ou récemment importées, par exemple le goût des objets d’art et du luxe ou de la mollesse asiatique, contredit implicitement la supériorité du premier, qu’il combat. Ce genre de lutte semble, il est vrai, se rattacher à la morale plutôt qu’à l’industrie ; mais la morale, à vrai dire, n’est que l’industrie considérée sous son aspect élevé et vraiment gouvernemental. Un gouvernement n’est qu’une industrie spéciale, propre ou jugée propre à satisfaire le besoin, le dessein majeur, que la nature des productions et des consommations longtemps prépondérantes ou des convictions longtemps régnantes a mis hors de pair dans le cœur d’un peuple et auquel la morale veut qu’on subordonne tous les autres. Tel pays réclame de la gloire avant tout, tel autre des terres, un troisième de l’argent, suivant qu’il a plus travaillé sous les armes, à la charrue ou à la fabrique. À chaque instant, peuples ou individus, nous sommes, sans nous en douter, sous l’empire d’un désir dirigeant, ou plutôt d’une résolution antérieure qui persiste en nous, et qui, née d’une victoire antérieure, a toujours de nouveaux combats à