Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
399
ANALYSES.ch. sécrétan La civilisation et la croyance.

sent pas égarer par des théories séduisantes, il faut qu’ils croient à la bonne foi des hommes des autres classes, qui connaissent les questions sociales et qui viennent leur en parler. Cette confiance ne peut leur venir que si ces hommes-là les aiment réellement et se dévouent pour eux.

Il faut se mettre en garde contre une double illusion ; il ne faut pas croire qu’il n’existe aucun moyen de lutter contre le courant qui entraîne la civilisation à sa ruine, mais il ne faut pas croire non plus que des réformes légales puissent guérir la société du mal dont elle souffre. Le salut est dans une réforme morale et il n’est que là. L’obstacle contre lequel on a à lutter « c’est l’ignorance et la brutalité d’un nombre déterminé d’individus, » il faut transformer ces individus en les instruisant et en les aimant, et il faut tout d’abord nous transformer nous-mêmes, changer notre cœur. Le gouvernement démocratique pourra devenir le meilleur des gouvernements, lorsqu’il sera entre les mains d’hommes qui seront sincèrement dévoués à la justice et qui voudront faire les autres aussi libres qu’eux-mêmes. Faire régner dans le monde la justice et l’amour, c’est là le secret du salut. Le rôle de la philosophie, c’est de nous faire comprendre pourquoi il faut être juste et pourquoi il faut aimer. La morale doit nous servir de méthode pour interpréter les lois de la nature. La morale dont il s’agit ici est une morale qui repose essentiellement sur la notion du devoir ; une morale sans obligation, c’est pour M. Sécrétan un mot dépourvu de sens ; mais, contrairement à l’opinion de Kant, il admet que « divers motifs également légitimes peuvent soit isolément, soit en combinaison, déterminer une conduite normale ». L’influence qu’exercent sur la conduite les doctrines philosophiques doit servir de critérium pour les juger, « car s’il existe un ordre, il est clair que le bien moral, primant tout, contient les raisons de tout. Nul ne saurait contester cela sans se renier lui-même, car c’est se mentir à soi-même ou proclamer son ignominie que de mettre quelque chose en balance avec la probité. » Or il existe un ordre dans la nature le fait même que nous pouvons connaître le prouve. Peu nous importe que la notion de l’obligation soit une notion acquise, qu’elle se soit lentement formée : en fait nous nous sentons obligés aujourd’hui, et douter de cette obligation, c’est déjà manquer au devoir. Notre croyance au devoir nous oblige à croire à la liberté : la science a besoin, dit-elle, du déterminisme, mais à la morale il faut la liberté, c’est à la science à céder devant la morale ; nous devons affirmer la liberté. La liberté, fondement de la justice, la solidarité, l’unité de tous les hommes, fondement de l’amour, telles sont les bases sur lesquelles nous pouvons édifier à la fois la morale et la philosophie. Comme la vérité ne saurait être mauvaise, toute doctrine nuisible à la morale sera nécessairement fausse. C’est le critérium dont se sert M. Sécrétan pour apprécier la philosophie empirique qu’il condamne, parce qu’elle conduit au matérialisme et au nihilisme.