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REVUE GÉNÉRALE.crise de la morale, etc.

pas l’idée de renoncer à l’étude de la vente, du louage, des contrats quelconques, pour celle des vendeurs, des locataires, des contractants. « Il faudrait donc un code pénal particulier pour chaque délinquant ! » D’ailleurs, en admettant les circonstances atténuantes ou aggravantes du délit envisagé in abstracto, est-ce que l’école classique n’ouvre pas la porte aux recherches de la pathologie mentale et de la médecine légale ? Enfin, est-il nécessaire de substituer la responsabilité sociale, fondée sur l’utilité générale, à la responsabilité morale ? Non, les deux n’en font qu’une ou plutôt celle-ci enveloppe celle-là ; les prescriptions de la législation, dont le délit est la violation punissable, sont comprises dans les préceptes de la morale, « comme un petit cercle dans un grand ». L’ordre moral excède, mais embrasse l’ordre social.

Tout cela est juste et parfois très finement dit ; mais, en somme, ce que l’auteur démontre le mieux, sans y prendre garde, en nous faisant passer en revue les riches collections d’idées étiquetées de son école, c’est l’urgence qu’il y avait à renouveler l’air de ce musée, à y faire circuler la vie par un changement de méthode. Une bonne classification, comme l’entendaient les anciens naturalistes, un bon rangement des tiroirs scientifiques ne saurait être l’idéal de la science. Je comprends l’étude du délit in abstracto si c’est pour en faire la morphologie comparée, ou la paléontologie historique ou préhistorique, mais non l’ontologie scolastique. D’ailleurs cette abstraction se comprend d’autant moins, chez les classiques, qu’ils accordent moins d’importance aux considérations sociales[1]. L’œuvre d’art considérée à part du public et de l’artiste en même temps est un pur néant. Si l’on fait abstraction du public, c’est-à-dire du plus ou moins de succès d’une œuvre, et si l’on prétend faire reposer le degré de son mérite sur un autre fondement, alors il faut d’autant plus avoir égard au tempérament et au caractère, à la vie et à l’âme de l’artiste. De même, moins vous ferez de sociologie, plus vous devrez faire de psychologie en droit criminel, si vous ne voulez avoir pour domaine les inania regna de Virgile. Autrement dit, si, pour apprécier la gravité d’un crime, on prétend qu’il n’y a pas à tenir compte de l’alarme sociale, on aura une raison de plus de s’attacher aux antécédents et à la nature du délinquant. Juger le délit par rapport au délinquant et non au public, c’est, à vrai dire, le point de vue proprement moral ; en sorte que, par l’usage et l’abus même qu’elle en fait, l’école positiviste se montre bien plus soucieuse de morale qu’elle ne le croit elle-même. C’est elle pourtant, qui, étant si préoccupée en outre de l’intérêt social, si habituée à juger le délit par rapport au public, pourrait se permettre de négliger les considérations anthropologiques. Mais, faisant œuvre de sociologie

  1. À quel point le tort fait à autrui y est jugé secondaire, on en peut juger par ce trait. Il s’est trouvé des criminalistes (p. 57) pour décider qu’un homme devait être poursuivi pour vol quand, croyant s’emparer de la chose d’autrui, il s’emparait de sa propre chose, et pour adultère quand il possédait sa femme, croyant posséder la femme de son voisin.