Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
389
REVUE GÉNÉRALE.crise de la morale, etc.

son anomalie congénitale, c’est-à-dire sa particularité distinctive ? serait-ce une forme de perversité spéciale ? La normalité de l’honnête homme lui est moins propre, en un sens, puisqu’il la possède indivisément avec la majorité de ses semblables, que cette anomalie de naissance ne l’est au voleur ou à l’assassin, à l’ivrogne ou au débauché. La folie proprement dite, au contraire, est l’insertion, durant la vie, d’un nouveau caractère, parasitaire et rongeur, sur le caractère primitif. Voilà pourquoi j’ose prétendre que la folie morale, bien que son existence soit indéniable, est mal nommée. Il y a une autre raison, c’est que cette anomalie cérébrale rend l’individu impropre à remplir les fins sociales, mais non les fins individuelles de son activité, en quoi elle diffère des troubles intellectuels et sensoriels. Mais ajoutons que cette insociabilité innée suffit à établir aussi une différence radicale entre les soi-disant fous moraux ou les fous véritables et les cerveaux sains, au point de vue même de la responsabilité. — Au surplus, on abuse un peu de ce mot anomalie. Après tout, les déviations du type normal lui sont essentielles, puisqu’elles ne sont autre chose que ces variations individuelles postulées et non expliquées par Darwin, source obscure et toujours coulante sans laquelle ces cristallisations de la vie, ces stalactites zoologiques ou botaniques que nous appelons des types n’auraient jamais apparu, ne se maintiendraient pas même, et à coup sûr ne sauraient progresser dans la voie de leurs métamorphoses. Il n’est point de paradoxe qui ne soit ou ne puisse être la vérité de demain ; il n’est point d’anomalie qui ne soit ou ne puisse être un type normal dans l’avenir. Pourquoi ? parce que la différence est l’alpha et l’oméga des choses ; parce que les éléments sont essentiellement différents, et non essentiellement identiques, comme on se les figure d’ordinaire par habitude de juger homogène ce qu’on voit en masse et de loin. Sans doute, tout type régulier, une fois fixé, est un appareil répétiteur et tend à comprimer les tendances séparatistes des éléments sous son joug de fer ; mais la preuve que le « génie de l’espèce » en cela est insensé ou criminel — comme la plupart des génies, si l’on en croit Lombroso et Moreau de Tours, — la preuve que la voie de répétition uniforme, de régularité plate, d’honnête médiocrité, est contraire à la nature des choses, c’est la loi de l’évolution. Cette loi ne signifie rien ou elle atteste que la seule raison d’être de la répétition, en tout ordre de réalités, c’est la variation à laquelle elle sert à la fois d’obstacle et d’appui. Par l’anomalie qui la constitue, l’individualité, c’est-à-dire la réalité par excellence, incarnation momentanée d’un élément chef (c’est du moins l’idée que j’aime à m’en faire), s’empare d’un type, l’emploie et le tord à son usage ou à son image ; et de la sorte les crimes, les excès, les chefs-d’œuvre, émanés de cette anomalie, sont bien siens dans toute la force du terme.

N’oublions pas, enfin, de signaler la dernière publication française de M. Macé, Un joli Monde, et les Deux Prostitutions, de M. Carlier, livres abondants en renseignements de nature à faire toucher du