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REVUE GÉNÉRALE.crise de la morale, etc.

n’avait été étayée d’illustrations et de considérations si propres à la faire admettre à première vue. Un mauvais plaisant, compatriote de l’auteur (on n’est jamais trahi que par les siens), y a répondu par une brochure où il prétend prouver que l’éminent professeur de Turin, ce pseudo-aliéniste, précisément sans doute à raison de son grand talent, est lui-même un aliéné. Laissant de côté ces plaisanteries d’un goût douteux, bornons-nous à faire observer pour le moment que les hommes supérieurs où une époque salue sa propre image agrandie, son portrait générique[1], sont équilibrés ou détraqués, sains ou morbides, suivant qu’elle-même est paisible ou orageuse, sage ou troublée, c’est-à-dire suivant que les formes traditionnelles de l’imitation y prédominent sur ses formes nouvelles, les suggestions du passé intérieur sur les excitations du présent et de l’étranger. Le moment le plus favorable à l’éclosion, à l’illumination d’une pléiade de génies purs, exempts de toute démence, est cette phase trop courte où un afflux antérieur d’innovations perturbatrices est en train de se consolider en une coutume nouvelle, plus souple et plus large. Tel est le traditionalisme rationaliste pour ainsi dire, du siècle de Louis XIV ou du siècle de Périclès. Je ne crois pas que M. Lombroso ait à puiser beaucoup de traits d’aliénation mentale, pour la prochaine édition de son ouvrage, dans la vie des grands hommes littéraires, politiques, scientifiques de ces temps-là. Ce que je dis des fous d’une époque donnée ne pourait-il se dire aussi de ses criminels ? Un siècle d’agités, comme le nôtre, ne doit-il pas compter une proportion d’aliénés, parmi ses malfaiteurs, supérieure à celle que présentaient les bagnes du xviie siècle ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, n’est-il pas évident qu’avant de conclure du particulier au général, il importe, ici et là, d’avoir égard à l’influence des causes sociales, à ces grandes ondes historiques de hausse ou de baisse cérébrale qui impriment à la psychologie de chaque période son cachet spécial ?

En attendant, un élève de Lombroso, le docteur Salvattore Ottolenghi, de Turin, nous sert sa brochure sur le squelette et la forme du nez chez les criminels, les fous, les épileptiques et les crétins, toute bourrée de chiffres, de tableaux, de courbes graphiques. Ce serait une erreur de croire qu’il n’y a rien d’intéressant à voir dans le nez d’une tête de mort. Débarrassé de sa partie charnue et cartilagineuse, il révèle à l’observateur certaines anomalies de structure que le nez vivant dissimule, et qui, d’après M. Ottolenghi, seraient bien plus fréquentes chez les délinquants et les aliénés que chez les honnêtes gens de même race. Or, ces

  1. À propos de portrait générique, M. Lombroso a, dans ces derniers temps, photographié synthétiquement, suivant la méthode de Galton, quelques têtes de voleurs et d’assassins, et dans une lettre reproduite par la Revue scientifique (9 juin 1888) il prétend que ses photographies composites présentent quelques traits de l’homme sauvage. Par malheur, il semble résulter de sa lettre que plus les photographies élémentaires sont nombreuses, moins le résultat est accusé ; c’est le contraire, ce me semble, qui devrait avoir lieu si le type criminel était réel au même degré que le type mongol ou chinois.