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si la morale n’a pas d’autre appui que cette impulsion héréditaire, d’autre raison à invoquer que cette « voix » des aïeux, il ne faut guère s’étonner des progrès de la démoralisation. Leur lenteur seulement est surprenante et prouve qu’il y a ici à compter avec un autre élément, avec une conception intellectuelle de l’ordre social qui va se précisant dans les esprits et se généralisant, à mesure que la dissolvante analyse affaiblit les instincts moraux passés dans le sang. Il y a bien en tout matérialiste enthousiaste un idéaliste, mais un idéaliste sans le savoir.

Ce préambule est long ; mais, en vérité, il m’en coûte un peu de revenir à nos criminels et à nos criminalistes ! Le lecteur me pardonnera-t-il de l’en entretenir encore ? Mon excuse est qu’il s’agit ici d’une fermentation d’idées qui tend manifestement à déborder hors de son berceau, hors de l’enceinte des écoles, et à passer de la période d’agitation à une phase d’action pratique et réformatrice. Cette tendance s’est accentuée encore depuis notre dernière revue générale, et c’est le fait important qui nous paraît se dégager, tant des travaux accomplis dans le chantier des novateurs, que des critiques auxquelles ils ont donné lieu et de l’écho qu’ils ont eu au dehors.

Parlons d’abord de ces travaux. Le mot est ambitieux, car il n’a paru depuis un an aucune publication qui vaille la peine d’être mise au rang des Nuovi Orizzonti, de l’Uomo delinquente, de la Criminologia. Mais M. Garofalo a donné une édition française de ce dernier ouvrage où les magistrats et les avocats, s’il en est qui lisent autre chose que Dalloz annoté, apprécieront, je n’en doute pas, à côté de quelques italianismes de style, une sobriété de langage qui n’a rien d’italien, et, chez un membre du parquet, une hardiesse de vues, un goût des sciences naturelles, une combinaison de finesse psychologique et de force logique, d’esprit naturaliste et d’esprit juriste, d’analyse et de synthèse, qui n’ont rien de judiciaire. — M. Lombroso, d’autre part, a réédité son Uomo di genio revu et amplifié, et qui est susceptible du reste de s’accroître indéfiniment, si l’auteur espère fortifier sa thèse sur la quasi-identité du génie et de la folie en multipliant les anecdotes sur les traits d’extravagance échappés aux hommes supérieurs. Des deux procédés de Victor Hugo, l’énumération et l’antithèse, Lombroso affectionne le premier, et il excelle à en tirer des effets surprenants, prestigieux, contre lesquels on est obligé de se défendre, en se rappelant qu’après tout il faut autre chose qu’une série de coïncidences pour établir légitimement, d’après les canons de l’induction, un lien de causalité ou d’identité. La méthode qui consiste à faire de l’ordre avec du désordre, à fonder une règle sur une collection d’exceptions, se déploie là avec une ampleur et un intérêt extraordinaires ; et si j’en parle, c’est que cette lecture aide fort à se tenir en garde contre certaines précipitations de jugements qu’on rencontre aussi dans l’Homme criminel. Puis, les deux livres se complètent, l’un cherchant à prouver que l’homme de talent est un fou, l’autre que le délinquant est un fou lui-même ou un sauvage. La folie serait ainsi le confluent ou la liaison du génie et du crime. Jamais cette thèse, déjà ancienne,