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appuyé sur la seule volonté, le soustrait aux morsures de la raison, et veut que la science des réalités se subordonne à la foi en cet idéal. Si cette foi est contredite par le déterminisme scientifique, tant pis pour les déterministes. Mais les efforts faits en ce sens, avec tant de vigueur, du reste, tant de hauteur d’âme et de talent, pour relever les digues de l’impératif catégorique, prouvent que le déluge des idées contraires croît toujours. Dans ce déluge, M. Fouillée cherche un port ; il croit le trouver dans la théorie des idées-forces. La liberté du vouloir, fondement indiscutable de la responsabilité morale d’après lui comme d’après l’école traditionnelle, serait une de ces idées qui constitueraient elles-mêmes la condition essentielle de leur graduelle réalisation, à peu près comme la réalité de Dieu, d’après saint Anselme, était impliquée dans la notion de sa possibilité. Je doute qu’après avoir été ballotté par la Critique des systèmes de morale contemporaine[1] sur l’orageuse mer de nos doutes moraux, le lecteur de cette belle odyssée métaphysique ne trouve pas un peu décevante et stérile l’Ithaque où il aborde enfin. À moins d’admettre, comme l’a admis un jour Claude Bernard en passant, par distraction sans doute, qu’il puisse y avoir « un déterminisme de la liberté », c’est-à-dire un ensemble de conditions cérébrales d’où la liberté, au sens métaphysique du mot, pourrait jaillir, chose aussi impossible, à mon avis, que la création d’un être incréé ; à moins d’admettre cette contradiction dans les termes, on ne voit pas comment une décision volontaire pourrait un jour, soit par l’effet même de l’idée de liberté, soit autrement, devenir moins déterminée qu’elle ne l’est par le concours des circonstances externes et internes réunies. Tout ce qu’on voit nettement, c’est que la proportion de ces dernières peut et doit aller croissant ; et c’est ce qui nous intéresse, à vrai dire. Mais la proportion croissante des conditions intérieures du vouloir, qu’est-ce ? Le progrès de la liberté ? Non, dites plutôt le progrès de l’identité personnelle. Or, appliquée à l’identité et non à la liberté, la thèse de M. Fouillée serait, je crois, susceptible d’une interprétation très propre à justifier sa confiance en elle. Indiquons ce point ici, sauf à le développer plus tard s’il y a lieu.

Reconstruire la théorie morale à neuf : telle a été, malgré tout, la haute et ardue tentative de M. Fouillée. Telle a été aussi celle de son ami, que la grande famille philosophique a eu la douleur de perdre il y a quelque mois. Tous deux ont travaillé, et l’un d’eux est mort à cette œuvre, pendant que, de l’autre côté des Alpes, une pléiade de criminalistes s’efforçait avec plus de fougue, mais non avec plus de sincérité, non avec cette émotion contenue et condensée, si persévérante et si pénétrante, d’accomplir une tâche plus précise, mais semblable. Certes, il y a loin de la méthode de ceux-ci, de leurs mesures crâniennes ou de leurs courbes graphiques, à la méthode syllogistique de ceux-là ; il y a plus loin encore du naturalisme des uns à l’esthéticisme des autres,

  1. Réédité l’année dernière (F. Alcan).