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FERNEUIL.nature et fin de la société

et ne jouissent que d’une faible autonomie, il faut s’attendre à n’avoir qu’une société débile et gênée dans son expansion.

Parce qu’on attribue à l’organisme social une existence réelle et indépendante, a-t-on le droit d’en faire le siège d’une conscience sociale proprement dite ? Il s’est élevé à cet égard une controverse curieuse entre les sociologues, notamment entre MM. Fouillée et Espinas, mais elle n’a que peu d’importance au point de vue qui nous occupe. M. Fouillée semble fondé d’une part quand il se refuse à admettre la réalité d’une conscience sociale dépourvue de certaines conditions physiologiques qui accompagnent toujours l’apparition de la conscience dans l’organisme individuel, entre autres la présence du système nerveux. D’autre part, M. Espinas revendique justement, contre M. Fouillée, le rang de la conscience sociale parmi les plus hautes réalités. Celui-ci croit par exemple réfuter son contradicteur en prétendant que la clarté des consciences individuelles chez tous les Français est incompatible avec l’existence d’une conscience commune qui serait celle de la France. Il se trompe manifestement. Les consciences individuelles de tous les Français, la conscience commune de la France, sont deux choses distinctes et connexes, et la clarté de l’une est parfaitement compatible avec la clarté des autres.

Sous ce rapport, l’opinion exprimée par M. Espinas nous semble bien plus conforme à la réalité des faits. « La France, la Russie, l’Italie, l’Angleterre, sont, dit-il dans ses Études sociologiques, des personnes réelles ayant leur histoire et capables de se manifester dans le présent par des volontés mille fois plus énergiques que les individus témoignant d’une conscience mille fois plus distincte. » Cela signifie d’abord que les Français, les Russes, les Anglais sont objets de pensée l’un pour l’autre, mais cela implique encore l’existence d’une conscience nationale anglaise, russe ou française, différente des consciences individuelles, bien qu’elle en soit le produit.

Maintenant il est incontestable que cette conscience sociale ne réside pas dans un appareil cérébral unique et déterminé, analogue au cerveau des organismes individuels. Elle est beaucoup plus dispersée, plus diffuse, si l’on peut s’exprimer ainsi, que la conscience de ces organismes, et s’incarne dans des centres multiples. Ainsi, en première ligne, les individus, puis les associations particulières, enfin l’État, avec ses organes essentiels, les assemblées, la presse, le gouvernement, l’administration, constituent les principaux centres de la conscience sociale, centres distincts l’un de l’autre, mais nullement privés de communications immédiates les uns avec les autres, comme le croit M. Fouillée. Au contraire les divers repré-