Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
revue philosophique

invention ayant le même objet ou répondant au même besoin, quand elle vient à la rencontrer. Cette rencontre donne lieu au duel logique. Par exemple, dans toute l’Asie antérieure, l’écriture cunéiforme s’est propagée longtemps seule, de même que l’écriture phénicienne dans tout le bassin de la Méditerranée. Mais, un jour, ces deux alphabets se sont disputé le terrain de la première qui, lentement, a reculé et a disparu seulement vers le Ier siècle de notre ère. Ce double fait social a son pendant individuel. En effet, quand une idée nous luit, elle ne nous inspire pas, dans le premier instant infinitésimal de son apparition, toute la foi en elle que nous aurons une minute ou quelques secondes après. La formation de toute croyance en nous est successive et graduelle, si rapide qu’elle soit, alors même que nul motif nouveau de croire ne nous a apparu. On dirait qu’il s’est répandu en nous, dans notre cerveau, une ondulation de foi de cellule à cellule. Puis, il vient presque toujours un moment où cette idée, une fois établie, se trouve attaquée par une autre qui la nie partiellement ou en totalité, et le combat syllogistique s’engage.

L’histoire des sociétés, comme l’évolution psychologique, étudiée par le menu, est donc une suite ou une simultanéité de duels logiques (quand ce n’est pas d’unions logiques). Ce qui s’est passé pour l’écriture avait déjà eu lieu pour le langage. Le progrès linguistique s’opère toujours par imitation d’abord, puis par lutte entre deux langues ou deux dialectes qui se disputent un même pays, et dont l’une refoule l’autre. Cette lutte est un conflit de thèses opposées, impliquées dans chaque mot ou dans chaque tournure qui tend à se substituer à un autre mot ou à une autre forme grammaticale. Si, au moment où je pense au cheval, deux termes, equus et caballus, empruntés à deux dialectes différents du latin, se présentent ensemble à mon esprit, c’est comme si ce jugement : « il vaut mieux dire equus que caballus pour désigner cet animal », était contredit en moi par cet autre jugement : « il vaut mieux dire caballus qu’equus ». Si, pour exprimer le pluriel, j’ai à choisir entre deux terminaisons, i et s par exemple, cet option s’accompagne également de jugements au fond contradictoires. Quand les langues romanes se sont formées, des contradictions de ce genre existaient par milliers dans les cerveaux gallo-romains, espagnols, italiens ; et le besoin de les résoudre a donné naissance aux idiomes modernes. Ce que les philologues appellent la simplification graduelle des grammaires n’est que le résultat d’un travail d’élimination provoqué par le sentiment vague de ces contradictions implicites. Voilà pourquoi l’italien dit toujours i et l’espagnol toujours s, par exemple, alors que le latin disait tantôt i et tantôt s.