Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
365
BOURDONl’évolution phonétique du langage

conscience au moment même où elle se produit. S’il arrive par hasard à quelqu’un de dire : ils meulent, au lieu de : ils moulent, il ne s’aperçoit de la faute qu’après qu’elle est commise. L’action simplificatrice, abstraction faite des analogies purement phonétiques qu’il est difficile de distinguer, quant à leur mode d’action au moins et à leurs effets, des lois phonétiques est surtout favorisée par le groupement habituel ou fréquent des formes qui seront simplifiées et de celles qui serviront de modèle pour cette simplification.

Si l’on demande maintenant comment s’expliquent par les causes précédemment énumérées les phénomènes d’analogie qui viennent d’être passés en revue, on peut faire d’abord remarquer qu’ils consistent généralement en ceci : au lieu de l’articulation attendue, une autre se trouve produite analogue à une déjà existante[1]. Or cette substitution d’articulation ne peut avoir pour cause qu’une disposition particulière de celui qui parle à émettre l’une plutôt que l’autre. Comment peut se comprendre l’existence d’une telle disposition ? Lorsqu’il s’agit d’articulations analogues se succédant immédiatement, celles qui ont été déjà produites doivent être faciles à reproduire ; c’est cette loi de la mémoire qu’on refait mieux ce qu’on vient de faire que ce qu’on n’a pas fait depuis longtemps.

S’il ne s’agit pas de succession immédiate, cette disposition peut tenir à l’existence d’une loi phonétique ; ainsi on fera en français des liaisons là où régulièrement il n’en devrait pas exister. En règle générale cependant (le cas précédent rentre d’ailleurs dans cette règle), la simplification a pour condition principale l’habitude inégale de deux articulations ; la moins habituelle tend alors à suivre la direction de la plus habituelle. Cette règle s’applique surtout aux soi-disant analogies formelles. C’est ainsi que les enfants simplifient les déclinaisons et les conjugaisons, en se guidant sur les formes qu’ils ont rencontrées le plus fréquemment, et qu’un vous disez pourra échapper à quelqu’un qui sait d’ailleurs assez bien sa langue. Si l’on tient compte encore de ce fait que les simplifications sont surtout fréquentes là où il s’agit de fonctions grammaticales identiques, c’est-à-dire d’une identité de signification, on pourra dire : l’analogie tient dans le plus grand nombre des cas à ce qu’une idée est plus fortement associée à telles articulations qu’à telles autres ; il se produit à cet égard le même phénomène que quand on a une tendance à plutôt employer par exemple finir qu’achever, finir étant plus habituel qu’achever. On pourra objecter à cela qu’un très petit nom-

  1. On peut d’ailleurs faire facilement l’application aux cas de contamination, de création analogique, de ce qui va suivre.