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BOURDONl’évolution phonétique du langage

c’est en France l’adjonction de ti aux premières personnes du singulier et du pluriel dans les verbes, lorsqu’on interroge ; exemples : j’aimeti, j’aimonti ? (aimé-je, aimons-nous ? [1]) Mais, pour celui qui parle, il n’y a pas ici en réalité analogie de sens, il ne se fait pas un raisonnement par analogie, il traduit simplement l’idée d’interrogation par ce mot ti avec lequel il a l’habitude de la traduire, comme il traduit l’idée de la maison par le mot maison, sans raisonner en cela aucunement par analogie.

Dans les phénomènes de contamination, ce n’est pas davantage à proprement parler l’analogie de sens qui agit. Il n’y a bien plutôt ici qu’un seul sens, c’est-à-dire qu’une idée, mais associée à deux mots différents qui, soit parce qu’également usuels, soit pour d’autres raisons, sont évoqués simultanément et produisent un composé tenant des deux. On constate fréquemment des cas de ce genre chez ceux qui, après avoir appris soit dans une école, soit à la ville, le bon français, reviennent vivre ensuite à la campagne et se mettent alors à vouloir parler le patois des gens qui les entourent. Très fréquemment ils composent des formes mixtes ; par exemple, si on dit bias pour beaux[2], ils emploieront une forme intermédiaire, biaus.

On constate dans les verbes français de nombreuses formations analogiques assez délicates à interpréter d’une manière purement phonétique ; il s’agit de cas comme aimons, trouvons, lèvent, etc. L’analogie phonétique objective entre aime et amons est incontestable, mais l’analogie de sens ne l’est pas moins. Nous croyons pourtant qu’il faut dans l’explication de la simplification produite attribuer toute l’importance à l’analogie phonétique ; il n’est guère croyable que l’idée d’aime, en tant que distincte du mot lui-même, puisse produire une évocation de l’idée d’aimons, pas plus que cette dernière ou l’idée de terminer, par exemple, n’évoquent aisément les idées qui leur ressemblent tant cependant de chérissons, d’achever. C’est une loi psychologique, du reste, que les idées trop semblables ne s’évoquent pas, ou du moins, si elles s’évoquent, que nous n’en avons aucune conscience, comme c’est une loi qu’au-dessous d’un certain écartement deux impressions tactiles produites par deux points ne sont plus distinguées[3]. L’influence qu’exercent donc certaines for-

  1. Il tend à se former au moyen de ce ti en français une sorte de mode interrogatif inconnu jusqu’à ce jour aux langues indo-européennes. Voici du reste, en patois de la Manche, l’indicatif présent interrogatif du verbe aimer : j’aimeti, aimetu, aimeti, aimoû, j’aimonti, aimeti.
  2. Patois du département de la Manche.
  3. Qu’il soit permis à ce propos et en passant de faire remarquer que l’axiome d’identité, dont il est tant parlé encore en philosophie et en logique, n’a jamais pu être, si le mot identité est pris à la lettre, un phénomène psychologique.