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BOURDONl’évolution phonétique du langage

peut quelquefois modifier les conditions d’un phénomène phonétique et en conséquence le phénomène lui-même ; exemples : g’Morgen pour guten Morgen[1], m’sieu pour monsieur. Peut-être doit-on aussi admettre que les mots réellement onomatopoétiques ont une tendance, grâce au contrôle exercé par le son invariable de l’objet, à résister au changement ; ainsi il se pourrait qu’on continuât en France de prononcer coucou quand même la prononciation du c dans des cas analogues se modifierait. Il faut enfin remarquer, et il y a peut-être même là une objection qui mériterait d’être plus développée, que la formule des lois phonétiques suppose aussi déjà le changement donné et donné avec une certaine généralité. Il serait bon à ce propos qu’on possédât un critérium permettant de reconnaître aisément quand un changement peut être considéré comme une loi phonétique.

En résumé, la formule posée par les néogrammairiens a une valeur pratique plutôt que théorique ; théoriquement, elle n’est jamais qu’approximativement vraie. Le danger qu’il y aurait à la prendre trop à la lettre serait de ne plus voir tout ce qu’il y a de vivant et de mobile dans le langage, de se contenter d’explications trop simples, de ne pas entrer assez dans l’examen des mille influences qui peuvent modifier le langage. Elle ne met en relief que l’importance de la détermination des conditions phonétiques ; celle des conditions ethnologiques présenterait aussi pourtant un grand intérêt. Quant aux conditions psychologiques et mécaniques, on peut admettre que, vu leur uniformité, il n’y a pas à en tenir compte ; l’inconscience des éléments du mot est toujours à peu près égale, et, sauf les cas de maladie, d’intoxication, les coordinations données dans le langage entre notre volonté et nos mouvements élémentaires d’articulation présentent à peu près toujours la même sûreté. Il en est de même des conditions proprement sociales, comme l’imitation inconsciente qui se produit entre tous ou l’imitation relativement plus consciente des puissants ; sur ce point toutes les sociétés se ressemblent[2].

  1. Schuchardt, Ueber die Lautgesetze, p. 15.
  2. M. P. Regnaud, dans son ouvrage récent Origine et Philosophie du langage, soutient une thèse un peu différente de celle des néogrammairiens et prend, par rapport aux lois phonétiques, une position intermédiaire entre ces derniers et ceux qui inclinent à admettre l’intervention dans le langage de la fantaisie et du caprice. Voici sa thèse : « Les lois phonétiques sont de véritables lois… dont l’action est purement physiologique et fatale quand ni l’imitation ni l’éducation ne viennent leur faire échec. Seulement, elles ne sont générales qu’en ce sens qu’elles suivent une pente commune qui tend à l’adoucissement des sons ; dans le détail, elles se manifestent individuellement, d’une manière indépendante, et chaque homme peut avoir les siennes ; d’où la possibilité d’un nombre indéfini de variantes phonétiques au sein d’un même dialecte » (p. 187). Il semble que M. Regnaud néglige trop ici l’influence uniformisante de la société, et peut-