Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
357
BOURDONl’évolution phonétique du langage

Du reste, on constate en fait, même à première vue, des uniformités dans les langues, et la part des oscillations individuelles est relativement peu considérable à une même époque. Parler de langue française, allemande, etc., c’est précisément constater une grande uniformité fondamentale. Les seules influences sociales suffisent, comme on l’a montré, à produire une uniformité de prononciation ; on peut, en considérant cette action uniformisante exercée par la société, poser en principe que, dans toute société fermée, les oscillations individuelles de prononciation sont assez minimes pour qu’il n’y ait pas intérêt à en tenir compte. Il est vrai qu’il est rare, sinon impossible, de trouver des sociétés parfaitement fermées et que ce qu’on appelle une société, un peuple, n’est qu’une société lâche de sociétés plus étroitement unies. Un peuple a sur ses frontières des relations avec les peuples voisins ; dans l’intérieur du pays, les paysans ont des relations avec les citadins, avec les prêtres, avec les marchands, ceux-ci avec la haute société, les militaires avec les civils, etc. On trouve pourtant encore aujourd’hui des villages dont les habitants, de même condition sociale, n’ont guère de relations qu’entre eux ; et là on constate une uniformité très grande de prononciation. Bref, plus les liens sociaux entre individus sont étroits, plus la prononciation est uniforme ; les dialectes tendent toujours à disparaître dans un pays fortement centralisé, surtout quand cette centralisation est en quelque sorte, comme en France, voulue par le pays lui-même.

La formule la plus précise qu’on ait donnée du principe de la constance des lois phonétiques est la suivante : Dans un même dialecte, les lois phonétiques auront une rigueur absolue, toutes conditions phonétiques égales[1]. On spécifie ainsi qu’on n’attribue d’importance qu’aux conditions phonétiques. Cela répond bien, il faut le reconnaître, à la pratique journalière des linguistes et notamment des néogrammairiens. Ils apportent aujourd’hui un soin de plus en plus méticuleux à préciser si l’articulation considérée était ou n’était pas accentuée, se trouvait avant ou après telle autre. On pourrait cependant faire à ce propos une critique, qui est la suivante : il n’est possible souvent de définir complètement un phénomène phonétique qu’en tenant compte non seulement de ceux qui l’accompagnent, le précèdent ou le suivent dans ce groupe qu’on appelle le mot, mais encore de la phrase

  1. Paul, Principien, p. 61. — Inversement, là où le changement s’est fait dans différentes directions, on admet que les conditions phonétiques primitives n’étaient pas égales. C’est sur un raisonnement de ce genre que s’appuie la reconstruction faite par certains néogrammairiens du vocalisme indo-européen primitif (V. Brugman, de Saussure).