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proprement sociale. Ainsi, comme nous l’avons dit, c’est probablement une influence sociale qui tend à faire prononcer partout en France aujourd’hui l’a et l’o de mots comme pâte, chose, côtelette, etc., brefs.

Une question qui a été vivement débattue pendant ces dernières années est la suivante : Les lois phonétiques ont-elles une rigueur absolue ? La question, croyons-nous, a été posée sous une forme un peu scolastique ; on a été guidé en cela par ce vieux préjugé persistant d’un langage en soi, on n’a pas assez remarqué que, pour qui veut approfondir la nature du langage, le langage n’est que l’homme parlant, qu’il s’agit en conséquence ici de phénomènes biologiques, c’est-à-dire de phénomènes soumis à des influences très complexes. Pour essayer cependant de répondre à la question posée, notons d’abord qu’une langue, c’est la somme des mots que prononcent les individus qui la parlent ; or tous les Français, par exemple, ne prononcent pas évidemment de la même manière ; le même individu, bien plus, n’articule pas toujours un son comme il l’a articulé précédemment. D’ailleurs, on a bien soin aujourd’hui de formuler le postulat de la constance des lois phonétiques ainsi : Les lois phonétiques ont une rigueur absolue, toutes conditions égales. Or, comme Wundt le fait remarquer justement[1], l’important dans cette formule ce n’est pas tant l’affirmation de la constance des lois phonétiques que celle de l’égalité des conditions. Qui prouve précisément que ces conditions, pour tous les cas auxquels on étend une loi phonétique, ont été égales ? À cause de cela, le postulat en question ne vaut guère que comme une application à la linguistique de la loi de causalité universelle, il n’a guère pour cette science que l’utilité que peut avoir le postulat de la causalité en météorologie. Toutefois, cette utilité, il faut bien le reconnaître, c’est déjà quelque chose ; en réalité même, le principe des lois phonétiques est peut-être plus important en linguistique que celui de la causalité en météorologie, parce qu’il s’agit en linguistique de phénomènes biologiques, voire psychologiques selon certains, c’est-à-dire de phénomènes pour lesquels on peut être tenté d’admettre des exceptions à la causalité. Le plus exact peut-être serait de dire que ce principe a pour la linguistique l’importance qu’a eue pour la physiologie celui de la causalité ou du déterminisme, tel que Cl. Bernard, par exemple, l’a formulé. Guidé par cette croyance au déterminisme absolu des phénomènes linguistiques, un linguiste ne sera pas tenté de faire intervenir pour expliquer un phénomène quelque libre arbitre individuel ou quelque spontanéité capricieuse.

  1. Philosophische Studien, Bd III, 2. Heft