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BOURDONl’évolution phonétique du langage

jamais exister. Il y aura toujours, entre individus différents, de petites oscillations. Tout mouvement du corps, si organisé et si habituel qu’il soit, dépend toujours, dans quelque mesure, des circonstances. Le tireur le plus habile manque la cible quelquefois[1].

Les néogrammairieus, en s’appuyant sur ce fait de l’inconscience du changement phonétique, ont vivement combattu Curtius, qui, leur précurseur à beaucoup d’égards, se sépare d’eux en ce qu’il admet que la conscience de la signification peut jouer quelque rôle dans l’évolution du langage. Il y a, dit-il, dans le langage, une tendance à conserver les articulations ou syllabes qui ont le plus de signification. Le principe de la moindre action, un des facteurs, selon lui, des changements phonétiques, joue son plus grand rôle, dit-il, dans les syllabes et mots qui sont sans grande importance pour la signification, son moins grand rôle dans ceux qui sont pleins de signification[2]. Delbrück commence par lui faire cette objection a priori : il est invraisemblable que les habitants de l’Inde et les Grecs aient eu encore un sentiment de la signification du son particulier que nous aurions perdu. Comme nous, ils avaient reçu leurs langues toutes faites, et l’époque hypothétique où ces langues se seraient formées par la juxtaposition d’éléments doués de signification n’était pas moins pour eux que pour nous plongée dans un passé obscur. On pourrait, ajoute-t-il, trouver des explications plausibles pour plusieurs des phénomènes considérés par Curtius et expliqués par sa théorie de l’influence de la signification. Ainsi le prétendu maintien de l’i à l’optatif grec doit plutôt être considéré comme le résultat d’une action de l’analogie que de sa valeur au point de vue du sens ; δοίην n’est pas devenu δόην parce qu’il fut réuni par analogie aux formes régulièrement développées δοῖμεν, δοῖτε, etc.[3].

Ajoutons qu’il est arbitraire de considérer par exemple, ainsi que le fait Curtius, les syllabes formelles des mots comme moins importantes que les syllabes radicales. Ainsi, admettant d’abord que les formes personnelles des verbes indo-européens se sont produites par agglutination des racines pronominales ma, tva, ta, etc., il explique l’affaiblissement qui serait apparu dans ces racines une fois agglutinées par leur peu d’importance si on les compare au radical. On pourrait très bien prétendre cependant qu’elles avaient plus d’importance que ce radical, en ce sens qu’elles seules introduisaient

  1. Paul, Principien, p. 31.
  2. Bemerkungen über die Tragweile der Lautgesetze, dans Berichte d. K. sächs. Gesellschaft der Wissenschaften, 1870.
  3. Delbrück, Einleitung, p. 106 ; Brugman, Zum heutigen Stand d. Sprachw., p. 52. ; Paul, Principien, pp. 62, 63.