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Cette inconscience du changement phonétique se rattache d’ailleurs à celle du parler habituel. La plupart des hommes, dans le langage quotidien, ne savent pas comment ils parlent, et ce n’est souvent qu’avec la plus grande peine qu’on peut leur faire voir qu’ils possèdent réellement certaines finesses de prononciation qu’un observateur exercé remarque en eux[1]. Par exemple, nous ne remarquons guère que nous prononçons souvent en France un j sonore dans jamais, j’arrive, etc., et au contraire un j sourd quand, parlant rapidement, nous disons j’ter, j’chante (prononcés presque ch’ter, ch’chante). Rien, dit à son tour Paul, n’a plus contribué peut-être jusqu’à présent à empêcher une exacte conception de la nature du changement phonétique que la façon dont on s’est exagéré la netteté de la conscience que nous pouvons avoir des sensations musculaires que nous éprouvons quand nous parlons. Il n’est pas besoin, pour que les idées qui s’associent à un mot puissent s’éveiller, que nous ayons conscience des éléments du mot. Il n’est même pas besoin, pour comprendre une phrase, que nous entendions distinctement tous les mots de cette phrase. « Nous pouvons journellement faire l’expérience que les désaccords nombreux qui existent dans une langue entre l’écriture et la prononciation ne sont, en grande partie, point remarqués de ceux qui parlent cette langue, et qu’ils frappent l’étranger seul. » Comme nous l’avons vu, une véritable décomposition du mot en ses éléments n’est pas seulement très difficile, elle est impossible ; il est donc également impossible d’admettre que l’individu se fasse une représentation des divers mouvements qu’il exécute en parlant. Il faut par conséquent affirmer cette proposition fondamentale « que les sons sont produits et perçus sans claire conscience ».

Cette inconscience des éléments n’exclut cependant pas un contrôle exact[2]. Ce contrôle a lieu quand il se produit dans la prononciation d’un mot une déviation de l’usage. Il ne s’exerce, il est vrai, que jusqu’à une certaine limite. Des différences légères entre notre prononciation et celle des gens qui nous entourent ne sont point remarquées. L’uniformité absolue de prononciation ne peut d’ailleurs

  1. Delbrück, Einleitung in das Sprachstudium, p. 121 ; cf. Id., Die neueste Sprachforschung, p. 17.
  2. On peut même dire qu’elle le favorise ; car elle vient de l’habitude, et c’est une loi psychologique que l’habitude produit dans les cas analogues deux effets contraires : une diminution de la conscience, d’une part, et, d’autre part, une tendance à être surpris de ce qui vient rompre, même très peu, l’habitude, c’est-à-dire à une augmentation de la conscience. À mesure qu’on apprend plus à fond une langue, on la parle plus inconsciemment et on remarque mieux les fautes que peuvent faire les autres qui la parlent.