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BOURDONl’évolution phonétique du langage

étrangère ou même simplement quand quelqu’un habitué à parler un patois quelconque se met à parler français ; il risque souvent de garder certaines articulations auxquelles il était habitué dans son patois primitif. La preuve que c’est bien l’habitude qui ici joue un rôle, c’est que, plus on se mettra tôt à parler le français classique, après avoir parlé un patois, c’est-à-dire moins l’habitude d’une certaine prononciation sera enracinée en vous, mieux on arrivera à le prononcer. Nous signalerons tout à l’heure une influence de ce genre lorsque nous parlerons des causes ethnologiques du changement phonétique.

Cette habitude produite par la répétition d’une même articulation ou d’un même groupe d’articulations a pour effet de créer une tendance à articuler de la même manière des sons moins familiers, analogues aux premiers. Le même effet peut avoir lieu dans le cas d’une succession à bref intervalle de sons déjà à peu près identiques ; ici la fraîcheur des impressions équivaut à une longue répétition. Si, par exemple, on lit rapidement cette série : rivière, aire, contraire, matière, foire, on a une tendance à prononcer foire comme fouère, c’est-à-dire l’oi de ce mot comme l’è ou l’ai des mots précédents[1].

IV

Dans l’étude des conditions psychologiques, il faut surtout remarquer que les changements phonétiques se produisent ou tout à fait inconsciemment ou du moins avec une si faible conscience que cela équivaut à l’inconscience. C’est ce qu’ont soin de faire remarquer les néogrammairiens, Brugman, Osthoff, Paul, Delbrück, etc., et c’est cette inconscience principalement qui leur fournit une preuve déductive — à défaut de la preuve inductive qu’ils reconnaissent impossible — de la rigueur absolue des lois phonétiques. En raison de ce caractère inconscient, physiologique, du changement phonétique, dit Osthoff, si un habitant des pays romans ne peut plus, dans un mot particulier, prononcer gutturalement l’ancien k latin devant e et i, aucun k n’échappera dès lors chez lui, dans la même position devant les voyelles palatales, à la palatalisation (italien tch, comme dans cicerone ; franç. s, comme dans cerf, prononcé serf)[2].

  1. Cf. Schuchardt, Ueber die Lautgesetze, p. 7, et Paul, Principien der Sprachgeschichte p. 52.
  2. Das physiologische u. psychologische Moment in der sprachlichen Formenbildung, pp. 16, 17. — Remarquons en passant le point faible du raisonnement précédent : c’est qu’on en peut contester cette prémisse, qu’un habitant des pays romans ne puisse plus prononcer un k guttural devant e et i. Autre chose est de ne pas le prononcer et autre chose de ne pas pouvoir le prononcer.