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BOURDONl’évolution phonétique du langage

cerne le mot, son manque d’indépendance est particulièrement visible en français, avec nos liaisons ; nous prononçons « les hommes heureux » comme si c’était écrit, en un seul mot, « leshommesheureux ». Ce qui dans le langage constitue une unité suffisamment définie, aussi bien physiologiquement que psychologiquement, c’est la phrase. Le point de départ du linguiste devrait donc être l’étude de la phrase et non du mot[1], bien moins encore de l’articulation isolée. On a pu fournir d’ailleurs la preuve expérimentale que la phrase et le mot méritent plus d’être considérés comme l’élément du langage que l’articulation ou le son isolés. En recherchant combien de temps une surface blanche sur laquelle est écrit un mot ou une syllabe doit être visible pour que le mot ou la syllabe puissent être reconnus, on a pu constater en effet qu’on lit plus facilement des mots tout entiers que des syllabes. On ne peut percevoir à la fois autant de mots que de syllabes, mais on peut percevoir trois fois plus de syllabes quand elles forment des mots que quand tel n’est pas le cas. Si les mots forment une phrase, on en peut percevoir deux fois plus que s’ils sont sans lien entre eux[2].

Étant compris le fait de l’articulation, il sera inutile de s’attarder longuement à la description du changement phonétique. Par changement phonétique, il convient d’entendre la substitution qui porte soit sur une seule articulation, soit sur un petit groupe d’articulations rattachées par quelque lien entre elles[3]. Tels sont les changements de

  1. Si les psychologues ou Sprachphilosophen avaient, de leur côté, pris comme base de leurs études la phrase et non le mot, on n’aurait probablement pas vu se répandre ces théories que les idées générales ont leur origine dans des termes généraux, attendu que dans la phrase le terme soi-disant général a presque toujours un sens particulier. Les dictionnaires, en ce sens, contribuent à égarer la psychologie, en l’induisant à croire qu’homme, arbre, par exemple, existent réellement sous cette forme abstraite dans le langage, tandis que ce qu’on dit et entend ce sont des phrases comme celles-ci, où homme a un sens particulier : « L’homme que j’ai vu, l’homme que voilà », et il n’y a guère que les philosophes de profession et les savants s’occupant de science abstraite à se servir couramment d’expressions ayant vraiment un sens général, par exemple : « L’homme est mortel ».
  2. James Mac Keen Cattell, Philosophische Studien, 3 Band, Ueber die Trägheit der Netzhaut und des Sehcentrums. — Le fait suivant est signalé à l’auteur de cet article une personne qui a étudié autrefois le grec et l’a ensuite oublié ne reconnaît plus certaines lettres grecques isolées, mais les reconnaît encore quand elles font partie de mots.
  3. Le changement phonétique est conçu ici surtout comme un changement qualitatif. À côté de celui-ci, il conviendrait de distinguer le changement quantitatif, lequel à son tour peut revêtir trois formes : changement de la hauteur du son émis, changement de l’intensité et changement de la durée ; on pourrait en outre remarquer que c’est dans le domaine des changements quantitatifs qu’on peut le mieux constater des phénomènes transitoires : ainsi à chaque instant il nous arrive de modifier l’intensité et la hauteur des sons que nous