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JANET.introduction a la science philosophique

cevront bientôt qu’ils ne peuvent pas penser tout seuls, sans que personne s’en aperçoive et sans que leurs pensées se répandent au dehors et envahissent la foule. La société est alors atteinte en ses fondements, et la sécurité de tous est en péril. Le vrai penseur ira donc au delà ; et il aura le droit d’affirmer que, la pensée n’étant qu’un accident sans valeur, il est inutile de lui sacrifier le repos et le bien-être de tous les jours. Il pensera donc que la société a besoin d’illusions pour continuer à vivre, et que ces illusions ne peuvent durer lorsque les habiles s’en moquent et s’en détachent. Il ne suffit pas de soutenir le trône ; il faut relever l’autel. Celui qui ne va pas jusque-là est un niais. Il ne pense pas comme il faut. Conclusion : non seulement interdire la libre pensée aux autres, mais se l’interdire à soi-même. Si l’on veut que la foule croie, il faut faire comme si l’on croyait soi-même, et le plus haut degré de la libre pensée sera l’hypocrisie. Quelqu’un a dit : « Si j’étais athée, je me ferais jésuite. » Bien entendu, je prends le mot de jésuite dans le sens que lui donnent la tradition et la légende ; et je ne voudrais infliger à personne une injure imméritée. Mais si on prend le mot de jésuite dans le sens vulgaire, à savoir comme une société d’ambitieux hypocrites chargés d’imposer la superstition aux masses pour les faire vivre en paix, ce serait là le comble de la libre pensée chez des esprits hardis, qui ne seraient dupes de rien, et qui, par surcroît, seraient les bien-faiteurs de l’humanité, en lui assurant la sécurité sur la terre, et par de là l’illusion d’un bonheur éternel. Si le philosophe a horreur de telles conséquences, s’il est toujours prêt à dire hautement : Fiat veritas, pereat mundus, c’est que pour lui la vérité a une valeur supérieure au monde, c’est que la pensée, qui nous fait participer à la vérité, nous fait participer aussi à l’expérience de cette existence supérieure ; c’est que, comme nous l’avons dit déjà, « liberté de penser et dignité de l’esprit sont deux termes inséparables » ; c’est que la science contient un principe de croyance.

Ainsi, tandis que la critique de Kant travaille à la dissolution de la métaphysique, et ne la rétablit ensuite que par un chemin détourné en faisant appel à la morale, nous croyons au contraire que la critique en elle-même implique une métaphysique et une morale. Elle suppose que la pensée est une fin en soi qui nous commande sans condition. Se critiquer soi-même, c’est s’élever au-dessus de soi-même ; c’est comparer sa propre raison à une raison supérieure que nous pouvons ne pas posséder, mais dont il faut que nous ayons l’instinct et le pressentiment pour juger que la nôtre non seulement lui est inférieure, mais encore lui est étrangère et hétérogène. Kant revient souvent sur ce que devrait être ce qu’il appelle un entende-