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que ce soit du côté des raisons prévalentes que ma volonté fasse sentir son poids. Mais dans la pure science où je ne suis pas forcé d’affirmer, je sens qu’il m’est interdit de penser une chose par cette seule raison qu’elle me plaît. Ma pensée est donc quelque chose d’inviolable. Elle a donc une dignité en soi qui n’est pas dans la matière, une excellence qui en fait quelque chose de supérieur aux choses sensibles et phénoménales. Elle appartient donc à un ordre hyperphysique. L’esprit peut donc pénétrer au delà du pur physique dans un monde d’ordre supérieur. Qu’est-ce autre chose que le principe même de la métaphysique ?

En outre, nous venons de le voir, la seconde chose que contienne le principe de l’inviolabilité de la pensée, c’est l’idée du devoir et du droit. Dès le principe même, nous avons rencontré l’idée du droit, et nous avons vu que le droit est inséparable du devoir ; le devoir et le droit, c’est-à-dire la morale, sont donc impliqués dans la première règle de la logique, dans l’idée même de la recherche scientifique.

Ainsi le scientifique nous donne le métaphysique, et le métaphysique nous donne le moral sans postulat.

Où donc est le conflit entre la science, la métaphysique et la morale ? Ces trois choses coexistent d’une manière indivisible dans le premier acte de la science. Liberté de la pensée, inviolabilité de la pensée, devoir de la pensée envers elle-même, ce sont là trois termes inséparables et identiques.

Si l’on n’admet pas ces principes régulateurs de la pensée coexistant avec la liberté même, on verra que la liberté de penser non seulement peut engendrer les paradoxes les plus épouvantables et entrer en conflit avec la conscience morale, mais elle peut être logiquement conduite à se nier elle-même ; et qu’elle contient en soi le principe de sa destruction.

Si en effet une certaine dose de liberté de penser nous conduit à affirmer que les hommes ne sont que des animaux et des animaux malfaisants, pourquoi un degré supérieur de libre pensée ne nous conduirait-il pas à dire que les hommes doivent, en conséquence, être gouvernés, comme les autres animaux, par la force et par la ruse ? Un Machiavel, un Hobbes sont de plus libres penseurs, et de plus forts penseurs qu’un d’Holbach et qu’un Helvétius. Un ami de ceux-ci, l’abbé Galiani, disait franchement qu’il était pour le despotisme tout cru. Ainsi la liberté aboutirait à la servitude. À la vérité, ceux qui parlent ainsi, ne parlent que pour le peuple, et ils ont en général bien soin de s’exempter eux-mêmes de la règle commune. Servitude pour la foule, libre pensée pour eux-mêmes, voilà la formule. Mais l’expérience en a bien vite montré la vanité. Les libres penseurs s’aper-