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JANET.introduction a la science philosophique

comme une chose, en faire un instrument de bonheur, de fortune, de pouvoir, etc. Voilà ce qui est compris dans l’idée de science.

Imaginez un savant, auteur d’une grande découverte, introduite par lui dans la science, et qui y règne sans conteste. Elle porte son nom. Voilà trente ans qu’elle est établie, et pas un fait n’est venu l’ébranler. Supposons maintenant que ce même savant vienne à rencontrer par hasard dans son laboratoire un fait qui, s’il était vrai, renverserait sa théorie. Ce fait est un accident ; il s’est rencontré par le plus grand des hasards ; il est à présumer qu’il ne se présentera pas d’ici à longtemps à aucun observateur. On peut donc le supprimer sans danger. Si notre savant le fait connaître, sa gloire est perdue, son œuvre est détruite ; peut-être encore ce fait n’est pas même un fait, mais seulement un soupçon. Vaut-il la peine que l’on s’en occupe ? Laissons à d’autres les soins de l’éclaircir s’ils le rencontrent. Eh bien ! non. Le devoir du savant est tout tracé. Il faut que lui-même aille au-devant du fait pour le discuter, le fixer et, s’il le faut, le faire connaître aux autres. Laissons de côté ici les devoirs de l’homme d’honneur, qui rentrent dans la donnée de la conscience universelle ; bornons-nous au devoir de la recherche scientifique. Je dis que le savant, en tant que savant, se sent tenu, au nom même de la science, de porter la lumière sur ce fait, dût-il détruire le travail de toute sa vie. S’il ne le fait pas, il n’est pas un savant. Il fait de la science un instrument d’orgueil, au lieu d’en faire un but. La pensée est donc quelque chose d’inviolable.

Maintenant, dans ce principe de l’inviolabilité de la pensée, je vois deux choses :

La première, c’est l’excellence de la pensée, la supériorité de la pensée sur la matière. En effet, je puis faire de la matière ce que je veux, je ne puis faire de ma pensée ce que je veux. Je puis casser une pierre en deux, la briser en mille morceaux, la réduire en poussière, en disperser les éléments dans l’espace. Mais je ne puis séparer un attribut d’un sujet, lorsque je vois clairement et distinctement qu’ils appartiennent l’un à l’autre. Quand je dis que je ne le peux pas, je veux dire que je ne le dois pas : car je le puis extérieurement en exprimant le contraire de ce que je pense. Je le puis même intérieurement, en détournant mon esprit de la vérité qui me déplaît et en me tournant du côté qui me plaît. Mais c’est cela même qui m’est interdit. Sans doute, dans l’impossibilité où je suis de trouver à heure fixe l’évidence absolue, et dans la nécessité d’affirmer pour le besoin de la vie pratique, il m’arrive souvent et c’est même un devoir pour moi d’affirmer préventivement, c’est-à-dire de faire prévaloir ma volonté dans le conflit des raisons ; mais il faut toujours