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cisement parce que l’imitation est leur source commune, l’un et l’autre, aussi bien le besoin de foi pleine que celui d’une foi stable, ont un degré d’intensité proportionné, cœteris paribus, au degré d’animation de la vie sociale, c’est-à-dire à la multiplicité des rap ports de personne à personne. Pour qu’une bonne combinaison d’idées éclaire les esprits d’une nation, il faut qu’elle luise d’abord dans un cerveau isolé ; et elle aura d’autant plus de chance de se produire ainsi, que les échanges intellectuels d’esprit à esprit seront plus fréquents. Pour qu’une contradiction entre deux institutions, entre deux principes, soit gênante dans une société, il faut qu’elle y ait été d’abord remarquée par un esprit plus sagace que les autres, par un penseur systématique qui, dans ses efforts conscients pour unifier son faisceau d’idées, a été arrêté par cette difficulté et l’a signalée ; d’où l’importance sociale des philosophes ; et plus il y aura de stimulations mutuelles des esprits, et, par suite, de mouvements d’idées dans une nation, plus cette difficulté y sera aisée à apercevoir. — Par exemple, les rapports, les contacts d’homme à homme s’étant multipliés au delà de toute espérance dans le courant de notre siècle, par suite des inventions locomotrices, et l’action de l’imitation y étant devenue très forte, très large et très prompte, on ne doit pas s’étonner d’y voir la passion des réformes sociales, des réorganisations sociales rationnelles et systématiques, prendre les proportions que l’on sait, de même que la passion des conquêtes sociales, surtout industrielles, sur la nature, n’a plus connu de frein, à force d’avoir déjà conquis. Après le siècle des découvertes, donc (n’est-ce pas le nom que mérite le nôtre ?), on peut prédire à coup sûr un siècle d’harmonisation des découvertes ; la civilisation exige à la fois ou successivement cet afflux et cet apport.

Dans leurs phases peu inventives, à l’inverse, les sociétés sont aussi peu critiques, et réciproquement. Elles acceptent de divers côtés, par mode, ou reçoivent de divers passés dont elles héritent, par tradition, les croyances les plus contradictoires[1], sans que personne s’avise de remarquer ces contradictions ; mais en même temps elles portent en elles, par suite de ces apports multiples, bien des idées

  1. Par exemple, « le bouddhisme, dit M. Barth, portait en lui la négation, non du régime des castes en général, mais de la caste des brahmanes, et cela indépendamment de toute doctrine égalitaire, et sans qu’il y eût de sa part aucune velléité de révolte. Aussi est-il fort possible que cette opposition soit restée assez longtemps inconsciente de part et d’autre. » Mais à la longue elle est devenue flagrante. Ce qui n’empêche pas, autre contradiction inconsciente aussi, que « le nom de brahmane resta un titre honorifique du bouddhisme, et qu’à Ceylan il fut donné aux rois, » à peu près comme les noms de comte et de marquis sont des titres recherchés dans notre société démocratique elle-même, bien qu’elle soit la négation des principes féodaux.