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JANET.introduction a la science philosophique

droit de le faire, sinon au point de vue de la société qui m’en empêche si elle est la plus forte, du moins au point de vue du philosophe qui me juge et qui doit reconnaître que je suis un philosophe comme lui.

Ainsi la liberté de penser, poussée jusqu’à ses dernières conséquences, aboutit à la liberté du crime : voilà, sous sa forme la plus aiguë, le conflit de la science et de la croyance.

Ici la conscience morale se révolte ; elle crie. La nature, comme dit Pascal, confond la raison imbécile et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. Cette conscience nous crie qu’un acte de vertu vaut mieux que tous les systèmes de philosophie. Périsse la philosophie plutôt que la probité, l’humanité et l’honneur !

Il est donc évident que si loin que l’on pousse le principe du doute méthodique et de la liberté intellectuelle, il vient un point cependant où il faut reconnaître que cette liberté entre en conflit avec la conscience, c’est-à-dire avec la croyance innée du bien et du mal, et où celui que vous avez devant vous n’est plus un libre raisonneur, mais un malhonnête homme, un scélérat. Nous aurions pu, par prudence et par respect pour nous-même, faire commencer le conflit plus haut ; mais on nous eût accusé peut-être de sacrifier la liberté philosophique, comme on pourrait nous accuser de scepticisme en traitant d’hypothèses et de problèmes les vérités morales et religieuses. Nous avons donc dû employer un procédé violent pour mettre en pleine lumière le conflit qui existe au fond de toute libre philosophie.

Pour le dire en passant, la solution que l’école éclectique avait donnée du problème précédent et que nous avons tous enseignée dans notre jeunesse, n’était pas si peu philosophique qu’on a pu croire. Cette solution était que la philosophie doit respecter le sens commun, qu’elle en relève au lieu de le dominer, que l’instinct de l’humanité a résolu spontanément et résout encore chaque jour, sans attendre les lentes démarches de la raison pure, des questions relatives à sa doctrine et à son bonheur, qu’il faut mettre à part et hors de cause les grandes croyances de l’humanité, que la vox populi, malgré ses erreurs, est aussi la vox Dei. « L’humanité est inspirée, » disait Cousin. Le philosophe recueille ces enseignements qui viennent de la spontanéité naïve de ses semblables. Il les recueille pour les lui renvoyer éclairés, développés et complétés par l’analyse et la réflexion. La science a le droit d’éclairer ces notions ; mais elle n’a pas le droit de les détruire.

On a trouvé cette solution trop peu philosophique, trop peu scientifique. On a voulu qu’il fût permis d’employer en philosophie la