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tenir la liberté de l’acte ? Encore une fois, il ne s’agit pas de savoir si la société en fait devra laisser faire. La société a ses lois qu’elle maintient, et je puis être frappé par elles ; je m’y soumets d’avance ; mais il s’agit du jugement philosophique à porter sur l’acte ; or ce jugement ne peut être négatif, sans quoi on reconnaîtrait par là même que la liberté de penser n’est pas illimitée.

J’ai une certaine honte et j’éprouve une sorte de révolte intérieure à pousser plus loin l’argumentation, et cependant il est facile de voir qu’il serait tout aussi légitime d’appliquer le même raisonnement à l’assassinat qu’au vol. Il serait répugnant, dis-je, même fictivement, de pousser la doctrine jusque-là. Rappelons seulement que le poète Schiller, couvert sans doute par la liberté de la muse tragique, n’a pas craint de nous représenter, dans une de ses pièces, un de ses personnages (à la vérité le traître de la pièce, mais qui n’en est pas moins un subtil raisonneur) qui, dans un monologue épouvantable, se demande s’il n’a pas le droit d’empoisonner son père, et qui se donne à lui-même des raisons pour cela. Eh bien ! ne sommes-nous pas tenu, par la suite du raisonnement précédent, d’accorder que la liberté intellectuelle doit aller jusque-là ; et aussi, en vertu du même raisonnement, que l’action a le droit d’aller jusqu’où va la pensée. Et remarquez d’ailleurs qu’il ne s’agit pas ici d’un de ces cas que les théologiens appellent la conscience erronée et la conscience ignorante, où le sujet est amnistié par l’état de sa conscience (comme l’anthropophagie des sauvages ou les crimes du fanatisme). Non, il s’agit au contraire d’un cas où la conscience parlant très haut au point d’inquiéter et troubler le coupable, il se sert de sa libre pensée pour combattre sa conscience : celle-ci étant précisément un acte de croyance, et l’examen auquel il se livre un acte de science. Si, en effet, nous considérons les croyances morales des hommes comme pouvant être des préjugés et par conséquent comme justiciables du libre examen, pourquoi ne considérerais-je pas ma propre conscience comme un préjugé possible et par conséquent comme susceptible d’être combattue par l’examen et, conséquemment, d’être éliminée dans la conduite pratique ? On ne dira pas non plus qu’il ne s’agit pas ici de science ; car il y a deux sortes de sciences : la science pure et la science appliquée : par exemple, un ingénieur qui a à résoudre un problème pratique, un canal à creuser, un pont à jeter, etc., fait de la science aussi bien que le pur géomètre. De même la question de savoir si on commettra tel ou tel acte est une question de morale appliquée, et par conséquent une question de science. Si j’ai le droit de tout penser, j’ai le droit de penser cela ; et comme ma pensée ici c’est la légitimité de tel ou tel acte, j’ai le