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N’oublions pas en effet le mot de Descartes : « Il n’y a aucune chose dont on ne dispute et qui, par conséquent, ne soit douteuse », et cette autre proposition que « partout où deux esprits se contredisent, il est certain que l’un d’eux a tort, et même il est probable qu’ils ont tort tous les deux, parce qu’on ne voit pas pourquoi l’un ne forcerait pas l’adhésion de l’autre », et si l’on dit que ce sont les passions qui s’opposent à la vérité, cela peut être dit des deux côtés. Quoique j’aie dû faire un choix par la nécessité où je suis dans la pratique d’affirmer quelque chose, je n’en dois pas moins considérer que les autres hommes ont le même droit. Je devrai donc admettre que toutes les opinions sont aussi légitimes que la mienne. Toutes les opinions possibles sur les fondements de la société, même celle qui nie toute société, devront donc coexister au même titre. Que devient donc alors l’unité sociale, le consensus sans lequel il n’y a pas de vie, aussi bien pour les organismes individuels que pour les organismes sociaux ? Remarquons que la même antinomie subsisterait encore lors même qu’on interdirait extérieurement telle ou telle opinion ; car le conflit existerait toujours intérieurement, et c’est par l’esprit, et non pas seulement par les paroles extérieures que l’unité sociale se maintient et se fonde.

Mais le conflit précédent devient bien plus grand encore lorsque l’on passe de la pensée à l’action, du droit purement théorique de soutenir telle opinion, au droit d’agir conformément à cette opinion. C’est ici que la science, il n’y a pas à le dissimuler, entre en conflit avec la morale.

Sur ce terrain, il faut reconnaître que les partisans de la libre pensée montrent en général peu de conséquence et peu d’audace. Ils séparent radicalement le domaine de la pensée et celui de l’action. Ils admettent dans le premier domaine la liberté illimitée, et continuent comme tout le monde à soumettre le second à la morale et à la loi sociale. Cependant c’est là une séparation arbitraire et artificielle. Déjà, la psychologie la plus moderne nous montre que toute idée tend à se réaliser au dehors, que l’idée d’un acte consiste précisément en ce que les premiers mouvements organiques dont l’acte est la suite extérieure tendent à se reproduire en nous. Quand nous pensons à l’idée de manger, il se produit dans les muscles de la mâchoire un commencement de mouvement qui, en se continuant, arriverait à produire l’acte de la mastication. On sait que chez les hypnotiques l’idée d’un acte produit fatalement et infailliblement l’exécution de cet acte. D’un autre côté, si nous passons à la question de droit, on peut se demander si le droit de penser que tel acte est légitime n’entraîne pas le droit d’accomplir cet acte. Autrement,