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JANET.introduction a la science philosophique

En sera-t-il de même de la morale pratique ? Aura-t-on le droit de mettre en doute et de soumettre à l’examen les principes sur lesquels repose l’ordre social, par exemple la propriété, la famille, l’État ? Ici encore la logique nous contraint à soutenir l’affirmation. De ce que telle institution, tel système d’organisation existe en fait dans la société actuelle, est-ce une raison d’affirmer qu’il existe aussi en droit, c’est-à-dire qu’il soit vrai et légitime ? Ne faut-il pas encore procéder par voie d’examen ? Qui me prouve avant examen que la propriété soit une institution juste et bienfaisante ? Pendant des siècles, la société a reposé sur l’esclavage ; et cependant on a fini par découvrir que l’esclavage était inutile et illégitime. Pourquoi n’en serait-il pas de même de la propriété ? Si donc je viens à trouver, après examen, que la propriété s’est établie par usurpation, comme le disait Pascal, si je trouve que la propriété est un vol, comme le disait Proudhon, pourquoi ne le dirais-je pas ? De même pour la famille. Si je trouve que le mariage est mal organisé, si je crois à la légitimité du divorce, pourquoi ne le dirais-je pas ? Et même, si je vais jusqu’à penser que le mariage est une pure affaire de liberté individuelle dans laquelle l’État n’a pas à intervenir, pourquoi ne le dirais-je pas ? Réciproquement, si je découvre que le divorce est une institution immorale et, comme le disait récemment un prédicateur, une sorte de prostitution légale, pourquoi n’aurais-je pas le droit de le dire ? Il en est de même du fondement de la société et de l’État. Si je pars du principe de l’évidence, je ne dois rien prendre pour accordé, je dois tout examiner et tout prouver, excepté les axiomes premiers, s’il y en a de tels. Et il ne s’agit pas même ici du droit extérieur d’émettre et d’exprimer ses opinions par la voie de la presse. La liberté de la presse est une question sociale et politique que nous ne discutons pas. Il s’agit du droit intérieur que j’ai de penser tout ce qui me semble évident et de ne penser que ce qui me semble évident.

Ici commence à paraître d’une manière visible l’antinomie que nous cherchons à mettre en lumière entre la science et la croyance. Car une société, pour vivre et pour subsister, a besoin de principes fixes, de doctrines communes, de fondements acceptés par tous ; et au contraire, la liberté de penser, seul résultat légitime cependant de la science, a pour conséquence de tout mettre en doute, de provoquer toutes les opinions, toutes les manières de voir sans qu’aucune ait le droit de se mettre au-dessus des autres : car toutes relèvent d’une même autorité : l’évidence. Si votre doctrine ne force pas les convictions des autres hommes, c’est qu’elle n’est pas plus évidente que les autres doctrines.