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JANET.introduction a la science philosophique

qu’un côté des choses, si je n’ai pas l’esprit assez puissant pour résoudre toutes les difficultés qui peuvent se présenter, si je ne connais pas telle solution qu’un autre connaît et qui une fois connue satisferait aux lacunes de ma démonstration, si, en un mot, je suis un homme, et comme tel limité dans mon expérience, dans mes moyens d’information et dans ma puissance de raisonnement, je puis très bien raisonner juste et cependant me tromper ; et cela est mon droit. Bien plus, en affirmant ce qui est la vérité en soi, mais sans raisons démonstratives, et sans proportionner la conclusion aux prémisses, je manquerai à mon devoir philosophique, puisque j’irai au delà de ce que je conçois clairement et distinctement.

Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la philosophie fait autant de progrès par l’erreur que par la vérité ; et que l’erreur est le seul moyen que la raison humaine ait eu jusqu’ici de pénétrer jusqu’à la vérité. Admettons par exemple, si l’on veut, la doctrine des idées innées ; supposons que ce soit la vérité. C’est Descartes qui a trouvé cette vérité[1]. Mais il l’a à peine exposée, et sous la forme la plus vague ; puis il l’a tellement réduite qu’à la fin il n’a plus considéré comme innée que la faculté d’acquérir les idées : ce qui est réduire l’innéité à presque rien. Enfin ses disciples avaient de leur côté abusé de l’hypothèse en multipliant les principes innés sans nécessité. La sévère critique de Locke, qui accumule les objections contre la doctrine de Descartes et qui essaye d’expliquer toutes les idées par la sensation et la réflexion, était donc autorisée par le vague de la doctrine de Descartes. Or c’est précisément cette doctrine de Locke qui a suscité celle de Leibniz, c’est-à-dire qui a forcé la philosophie à un examen nouveau de la question et à une doctrine beaucoup plus profonde de l’innéité. On peut dire également que c’est la doctrine utilitaire qui a amené Kant à dégager la notion de devoir, qui dans toutes les doctrines précédentes était plus ou moins mêlée à la notion d’intérêt personnel.

On admettra peut-être que le libre examen soit bon pour découvrir la vérité. Or, mais une fois la vérité découverte, dira-t-on, il faut s’y tenir, et se contenter de la défendre sans la compromettre en voulant la changer, ni la perfectionner en la mettant de nouveau en question ? Ici encore nous sommes obligé de maintenir le droit d’examen dans toute son extension. Ce droit entraîne le droit de révision, soit parce que l’on peut s’être trompé, soit parce que, même si l’on a atteint la vérité, il est toujours possible de trouver une vérité

  1. Bien entendu que nous ne parlons qu’en gros. En réalité, ce que Descartes a trouvé, c’est la forme moderne de la question ; mais la théorie préexistait dans la philosophie de Platon.