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JANET.introduction a la science philosophique

par rapport à la religion positive et aux dogmes révélés ; nous voulons suivre ce conflit jusque dans la philosophie elle-même, dans la science elle-même. Ne voulût-on conduire sa pensée et sa vie que par la raison seule, échapperait-on par là à la difficulté, et le combat de la science et de la croyance ne subsisterait-il pas encore comme auparavant ? Lorsque la philosophie, par la méthode de Descartes, se fut définitivement séparée de la théologie, on put croire que le conflit de la science et de la croyance avait cessé. Quoi de plus simple en effet ? Je me sers de ma raison pour trouver les principes dont j’ai besoin pour satisfaire mon esprit et pour gouverner ma vie. La méthode et les conclusions sont du même ordre, et mes opinions sont absolument proportionnées aux lumières de ma raison. Et cependant, quelque vraisemblable que fût cette apparence, c’était encore une illusion. Même au point de vue naturel, et toute religion positive mise à part, il reste toujours deux besoins : savoir et croire ; le besoin spéculatif et le besoin pratique. Comme savant, j’ai du temps devant moi, pour « ajuster mes opinions au niveau de la raison », selon l’expression de Descartes. Comme homme, j’ai besoin immédiatement de règles et de principes pour agir et pour donner un sens et un but à ma vie. Ici encore il y a lieu de se demander si l’on partira de la raison pour parvenir à la croyance, ou si l’on partira de la croyance, pour la confirmer par la science et par la raison.

Dans le premier cas, il s’agit de découvrir la vérité ; dans le second cas, on la possède déjà ; et il suffit de la démontrer en la développant. Si vous suivez le premier chemin, vous n’avez rien à craindre du côté de la raison ; car vous avez toujours le droit de suspendre votre jugement plutôt que de vous tromper ; et Bossuet lui-même nous apprend que par là nous pouvons toujours éviter l’erreur : « Il demeure pour certain, dit-il, que l’entendement ne se trompera jamais ; parce qu’alors ou il verra clair, et ce qu’il verra sera certain ; ou il ne verra pas clair, et il tiendra pour certain qu’il doit douter jusqu’à ce que la lumière apparaisse. » Soit ; voilà la raison satisfaite, mais que devient le besoin pratique ? que devient la croyance ? que devient l’action ? Dans tous les cas, sans même trop pousser au doute, les démarches de la raison sont lentes, et la vie pratique ne saurait attendre. Puis-je attendre que la théorie ait prononcé sur la nature et les droits du pouvoir paternel, pour croire que je dois du respect à mes parents ? Dois-je attendre que la science ait prononcé sur le meilleur des gouvernements pour prendre un parti sur le gouvernement de mon pays ? D’ailleurs, au point de vue naturel aussi bien qu’au point de vue surnaturel, il y a inadéquation, disproportion entre la science et la croyance, entre la fin et les moyens. Jamais on