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avant tout, il convient de remarquer une autre analogie plus profonde avec la logique individuelle. Le fleuve toujours coulant de vie psychologique sans lequel les idées et les perceptions mêmes de l’individu cesseraient d’éclore, et sans lequel, par suite, la raison de l’individu — c’est-à-dire son besoin plus ou moins fort d’accord logique entre ses idées et ses perceptions simultanées — n’aurait jamais lieu de s’exercer, c’est la mémoire, comme nous l’avons dit. De même, le fleuve intarissable de vie sociale, c’est l’imitation. Une invention, une découverte quelconque n’est que la rencontre, dans un cerveau, de deux courants imitatifs propres à se fortifier réciproquement, comme un jugement n’est que la rencontre de deux souvenirs. Et quand ces rencontres-là à leur tour se rencontrent, soit pour se combattre et se remplacer, soit pour s’aider et s’accumuler, c’est parce que l’imitation les a répandues dans la société. Comme une onde ne se propage jamais que dans un milieu de molécules déjà ondulantes et s’y propage toujours quand les ondulations de celles-ci servent la sienne plus qu’elles ne la contrarient ; comme une espèce organique ne se propage jamais que parmi des espèces elles-mêmes fécondes, et s’y propage toujours quand leur fécondité favorise la sienne plus qu’elle ne l’entrave ; ainsi une croyance ou un besoin, apporté par une découverte ou une invention récente, ne fait son chemin, par imitation, que dans un monde tout rempli de croyances ou de besoins nés de découvertes et d’inventions anciennes, reçues par imitation aussi, et y fait son chemin toujours à la condition de s’approprier plus de croyances et de besoins qu’elle ne s’en aliène.

Du reste, le désaccord entre un nouveau besoin qui surgit et les besoins anciens, entre une idée scientifique nouvelle et certains dogmes religieux, n’est pas toujours senti immédiatement, ou ne met pas toujours le même temps à se faire sentir, dans les diverses sociétés. Et, quand il est senti, le désir d’y mettre fin n’est pas toujours d’égale force. Son intensité, sa nature varient, d’après les temps et les lieux. Il existe, en effet, une Raison pour les sociétés, comme pour les individus ; et cette Raison, pour celles-là comme pour ceux-ci, n’est qu’un besoin comme un autre, un besoin spécial, plus ou moins développé par ses satisfactions mêmes, à la manière des autres besoins, et né aussi des inventions ou des découvertes qui l’ont satisfait, c’est-à-dire des systèmes ou des programmes, des catéchismes ou des constitutions qui, en commençant à rendre les idées et les volontés plus cohérentes, ont créé ou activé le désir de leur cohésion. Le voilà très simplement expliqué, ce besoin social d’accord logique que le lecteur aurait tort de prendre pour quelque force occulte ou quelque entité métaphysique. Non, il s’agit bien ici d’une force vraie,