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arrivé. La main toute tremblante, elle écrivit : « La mère demeure à Blois… un fils… grande joie ! Le croup, monstre hideux, se ruant sur le pauvre petit, le saisit à la gorge… »

Là, elle poussa un cri déchirant et fut prise de violentes convulsions. Je m’empressai de lui appliquer la main sur le front, pour amener le sommeil et le calme, et empêcher, s’il en était temps encore, de redoutables accidents. Des sanglots, de plus en plus espacés, persistèrent quelques minutes, et la crise se termina.

Dans les mots tracés par Mme A… j’avais reconnu des lambeaux de vers de Victor Hugo, et je ne tardai pas à découvrir sur le pied du lit le volume des Contemplations, que le mari avait apporté, une heure auparavant, sans l’avoir lu lui-même. Par un malheureux hasard, les yeux de la pauvre femme étaient tombés sur la pièce intitulée le Revenant, dont la lecture lui causa une émotion d’autant plus vive que la scène se passe à Blois et que son imagination lui suggérait, depuis qu’elle était enceinte, les inquiétudes les plus vives relativement à la santé de l’enfant si ardemment désiré.

Enfin, la tempête était apaisée, la respiration lente et régulière ; les yeux restaient fermés, profondément enfoncés dans l’orbite et entourés d’une large zone bistrée.

La main droite était agitée de mouvements continus, qui nous firent supposer que la dormeuse rêvait qu’elle écrivait[1]. L’idée nous vint de nous en assurer : je lui remis le crayon entre les doigts, et, son mari ayant posé une feuille de grand papier sur la couverture cartonnée d’un cahier de musique, en guise de pupitre, je lui demandai si, maintenant qu’elle avait recouvré son sang-froid, elle serait capable d’écrire, du premier vers jusqu’au dernier, — il y en a 102, — le petit drame qui l’avait tant bouleversée.

Alors, les yeux toujours fermés, elle se mit à l’œuvre, non sans que les lignes chevauchassent parfois les unes sur les autres, malgré le soin que nous prenions de diriger le papier, car son avant-bras reposait immobile, les doigts seuls conduisant le crayon ; mais il n’y avait aucune erreur de mesure ni de rime, la ponctuation seule faisant complètement défaut.

« Combien de fois avez-vous lu ces vers ? demandai-je à Mme A., lorsqu’elle eut terminé.

— Une seule fois : je n’aurais pas eu le courage de recommencer. » Et je n’en ai pas douté, car si les personnes en état de somnambu-

  1. C’est ce qui arrive, du reste, dans l’état ordinaire, lorsque, dans un demi-sommeil, le cerveau continuant automatiquement le travail du jour, on songe à modifier une phrase déjà décrite, ou à achever une page commencée. La main droite devient le siège de légères contractions plutôt fibrillaires que musculaires, et qui ébauchent les mouvements des doigts nécessaires pour former les lettres et les mots exprimant la pensée du moment. Ce phénomène corrélatif, quoique très fréquent, passe souvent inaperçu.