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société de psychologie physiologique

rience sur Mlle R. L., dans la crainte d’aggraver son affection nerveuse. Je dois avouer cependant que j’eus deux ou trois fois la pensée de l’endormir en faisant simplement acte de volonté, et sans l’en prévenir, mais ce fut sans succès. Peut-être, il est vrai, ma volonté était-elle trop hésitante.

Cette expérience me réussit un jour sur une autre personne, chez laquelle j’avais l’habitude de provoquer, avec son consentement, le sommeil magnétique.

À ma cliente Mme A., nerveuse à l’excès, j’avais conseillé d’éliminer de son régime tous les excitants, et notamment le vin de Champagne. Je n’étais pas seulement le médecin, j’étais aussi l’ami de la maison, où j’étais souvent invité à dîner. Un soir, je m’aperçus que ma cliente avait laissé verser du champagne dans sa coupe, et qu’elle allait la porter à ses lèvres. Je craignis d’être indiscret en lui rappelant qu’elle violait la consigne, et, la regardant fixement, — sans qu’elle s’en aperçût, je crois, — j’eus la volonté énergique qu’elle s’endormit, afin qu’elle ne pût boire. Elle resta, en effet, le bras tendu dans un état de raideur cataleptique, et, les yeux ouverts, mais sans regarder de mon côté, prononça d’un ton de reproche ces paroles : « Ah, docteur, vous êtes cruel ! » Puis, elle s’endormit tout à fait, et, lorsqu’au bout de quelques minutes je la réveillai, elle déclara qu’elle avait oublié ma prohibition ; qu’au moment seulement où elle levait sa coupe, elle avait senti que je lui défendais de boire ; que cela l’avait beaucoup fâchée, mais qu’elle n’avait pas pu désobéir…, ici la mémoire lui manquait.

On pourrait se demander si la crainte que je ne l’empêchasse de boire son champagne n’avait pas suffi pour produire chez cette dame l’auto-suggestion d’où résulta l’incident que je viens de raconter ; mais comme ni l’auto-suggestion ni l’attention expectante n’étaient connues alors, je trouve ce fait intitulé, dans mes notes : somnambulisme provoqué à distance, et sans que le sujet en fût averti. Aujourd’hui, je partagerais le doute de M. Richet, si je n’avais une entière confiance dans la déclaration de Mme A., répétée par elle en état de somnambulisme, à savoir qu’elle n’avait nullement songé à ma prohibition.

Qu’on me permette, à propos de cette cliente, une digression qui ne manque pas d’un certain intérêt. C’est un exemple du développement extraordinaire de la mémoire qu’on observe pendant le somnambulisme — soit spontané, soit provoqué.

Mme A. était à la fin d’une grossesse survenue après plusieurs années de mariage, et qui, tout en la rendant très heureuse, la fatiguait beaucoup ; aussi gardait-elle le lit jusqu’à midi. Un matin, comme j’arrivais pour prendre de ses nouvelles, je trouve le mari dans la consternation, la femme en pleurs, et tellement secouée par les sanglots qu’il lui était impossible de prononcer une parole intelligible. Je lui présentai un crayon et une feuille de papier, en la priant de m’écrire ce qui lui était