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G. TARDE.la dialectique sociale

dans le second et même dans le troisième cas, elles peuvent s’ajouter les unes aux autres par un grossissement de foi indéfini. Il y a donc des jugements substituables, d’autres accumulables indéfiniment. Ces derniers sont ceux qu’on appelle vrais, comme on appelle utiles les buts susceptibles de s’accumuler sans fin. Car cette distinction capitale entre les soustractions et les additions de foi, et aussi de désir, est générale et embrasse aussi bien le champ de l’activité que celui de l’intelligence. — Or, d’ordinaire il arrive, conformément à des probabilités évidentes, que, dans un esprit méditatif ou délibérant, la succession tumultueuse des idées ou des volontés substituables précède le déroulement harmonieux des idées ou des volontés accumulables. Il en est ainsi non seulement dans l’ensemble de la pensée et de la conduite, mais dans chaque branche de l’une et de l’autre. Quand un homme médite sur un sujet donné, une idée lui vient, puis une autre idée, jusqu’à ce que, d’idée en idée, de rature en rature, il saisisse enfin par le bon bout la solution du problème et, à partir de ce moment, coure de lueur en lumière.

N’en est-il pas de même en histoire ? Quand une société élabore quelque grande conception que sa curiosité séculaire pressent avant que sa science, en la développant, la précise, par exemple l’explication mécanique du monde, ou quelque grande conquête que son ambition rêve avant que son activité la déploie, par exemple la fabrication ou la locomotion ou la navigation à vapeur, on voit d’abord le problème ainsi posé susciter toutes sortes d’inventions, d’imaginations contradictoires, apparues ici ou là, disparues bientôt, jusqu’à la venue de quelque formule claire, de quelque machine commode qui fait oublier tout le reste et sert désormais de base fixe à la superposition des perfectionnements, des développements ultérieurs. Le progrès est donc une espèce de méditation collective et sans cerveau propre, mais rendue possible par la solidarité (grâce à l’imitation) des cerveaux multiples d’inventeurs, de savants qui échangent leurs découvertes successives. Ici la fixation des découvertes par l’écriture, qui permet leur transmission à distance et à de longs intervalles de temps, est l’équivalent de cette fixation des images qui s’accomplit dans le cerveau de l’individu et qui constitue le cliché cellulaire du souvenir.

Il en résulte que le progrès social, comme le progrès individuel, s’opère par deux procédés, la substitution et l’accumulation. Il y a des découvertes ou des inventions qui ne sont que substituables, d’autres qui sont accumulables. De là des combats logiques et des unions logiques. C’est la grande division que nous allons adopter et où nous n’aurons nulle peine à répartir tous les événements de l’histoire. Mais,