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Si le moi ne se distingue pas de la conscience qu’il prend de lui-même, cette conscience, à l’opposé du sens externe, doit atteindre la substance même de son objet. Cette conséquence est contredite par la théorie du sens interne. D’après cette théorie, le moi est en quelque sorte perçu du dehors par la conscience, comme la matière par les sens. C’est à Locke qu’on peut faire remonter l’origine de cette manière de voir. Il l’applique indistinctement à toutes les opérations de l’âme. Kant l’adopte, mais l’applique exclusivement aux opérations du sens externe. Il tombe par là dans une évidente inconséquence. D’ailleurs sa doctrine sur ce point abonde en contradictions. Si, comme il le prétend la connaissance sensible n’atteint que des phénomènes et si nous ne connaissons le sens externe que par l’interne, notre sens externe n’est qu’un phénomène subjectif, nous ne possédons en réalité qu’une apparence de sens externe. Cette conclusion se retourne d’ailleurs contre le sens interne, s’il n’est saisi que par lui-même et si tout ce qu’il saisit n’est qu’apparence. Il est contradictoire d’admettre que toute connaissance est médiate. Si un processus quel qu’il soit doit, pour être connu, affecter un sens, il faudra un nouveau sens pour connaître le sens interne, puis un autre encore pour connaître celui-là et ainsi à l’infini. On dira peut-être que la perception interne n’est pas elle-même perçue, mais on aboutit ainsi à la notion contradictoire d’une conscience inconsciente. Il faut pour sortir du cercle admettre l’identité de la conscience et de son contenu ; il faut accorder que le fait dont j’ai conscience est inséparable de cette conscience même. Ce qui empêche Kant d’accepter cette conclusion, c’est l’opposition absolue qu’il suppose entre la sensibilité réceptive et l’entendement actif. La conscience est à proprement parler une intuition intellectuelle. D’ailleurs, Kant lui-même déclare inexplicable l’identité du moi qui pense et du moi qui se perçoit soi-même, du sujet de l’entendement et du sujet de la conscience. Cette identité, dans sa théorie, n’est pas seulement inexplicable, elle est rigoureusement impossible.

Quelque évidence que possède la conscience de soi, il faut avouer cependant que sa possibilité est un problème. Pour résoudre ce problème, il importe avant tout de le bien poser. Il faut dégager la difficulté réelle des difficultés purement apparentes avec lesquelles on l’a trop souvent confondue. Kant cherche à comprendre comment le sujet conscient s’identifie au sujet pensant. Schopenhauer ne peut expliquer comment le sujet de la volonté est en même temps celui de la connaissance. Fichte trouve une contradiction dans le fait prétendu que le moi, pour se connaître, doit s’opposer un non-moi. Dans tous ces systèmes, la vraie question est méconnue. Le moi pour se connaître n’a pas absolument besoin de s’opposer un non-moi et l’existence d’un non-moi, pensé par le moi, n’a rien de contradictoire. Le moi n’a pas pour base un processus réel indépendant de la conscience, comme le vouloir de Schopenhauer. Enfin il ne s’affecte pas lui-même, comme le suppose Kant, et ne se donne pas de lui-même une intuition aveugle, que l’en-