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parce qu’au fond il n’est qu’un mode de celle-ci. Il n’en est plus de même de l’objet simplement pensé. Ce que je conçois comme substance ou cause n’est pas conçu comme un mode de ma conscience. Ainsi l’hypothèse d’une chose en soi différente du sujet n’a rien de contradictoire. Il y a bien dans Kant une contradiction, mais elle consiste à soutenir que la chose en soi est inconnaissable. La chose est en effet déterminée comme substance et cause. Or ces déterminations sont des connaissances. L’erreur de Kant consiste à croire qu’il peut exister des notions vides. La notion vide est une contradictio in adjecto.

La croyance à un monde de choses en soi distinctes du sujet pensant n’est nullement contradictoire ; cette croyance est-elle légitime ? Nos perceptions sont des faits réels qui doivent avoir des causes réelles ; comment devons-nous concevoir ces causes ? Évidemment de la façon la plus propre à nous en expliquer les effets. Or nos perceptions présentent cette particularité remarquable qu’elles simulent un monde réel, un monde auquel s’appliquent des catégories de l’entendement. Si l’on passe sur certaines difficultés qui se révèlent seulement à la sévère analyse du philosophe, les corps se comportent comme des choses en soi. Kant admet que l’entendement impose au monde de l’intuition ses catégories, mais c’est là une supposition inconsistante. Ce n’est pas l’entendement qui donne à la conscience son contenu déterminé, et c’est par ses déterminations particulières que le contenu de la conscience est susceptible d’être pensé. L’entendement a des exigences qui sont a priori les lois de toute réalité connaissable, mais c’est d’elles-mêmes que les apparences perçues se conforment à ces exigences. L’entendement ne saurait les y contraindre ; si elles ne s’y conformaient pas, l’expérience ne serait plus possible, la perception le serait encore. Kant a le tort de confondre deux choses très différentes, la perception (Wahrnehmung) et l’expérience (Erfahrung). L’illusion, au sens vulgaire du mot, peut être définie : une perception qui ne se prête pas à l’application des catégories. Toutes les perceptions pourraient être des illusions. S’il n’en est pas ainsi, si l’expérience est possible, nous en devons chercher la raison dans la constitution particulière des causes de nos perceptions.

Cette constitution doit expliquer aussi la liaison de l’âme et du corps, la liaison de nos états internes et de leurs conditions physiques. Il est incontestable que nos opérations psychiques, la vision par exemple, dépendent de conditions organiques très complexes et cessent de se produire quand ces conditions viennent à manquer. Comment expliquer ce fait si rien de réel ne répond pas à la structure de nos organes, si cette structure n’est pas elle-même quelque chose de réel ou ne représente pas une organisation réelle d’une égale complexité ? Il nous est impossible d’ailleurs de nier sérieusement qu’il existe d’autres esprits que nous ; or l’existence de ces esprits ne nous est connue que par leurs manifestations extérieures, que par leur liaison avec certains corps.