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du dehors ou du dedans, qu’elle représente la constitution des choses ou celle de notre sensibilité, elle lui demeure fatalement étrangère. Il ne saurait connaître a priori les lois qui la régissent, mais devrait attendre que l’expérience les lui révélât.

Ainsi la représentation n’est possible qu’avec le concours de l’entendement. Il en est de même de la sensation, au moins des sensations que nous rapportons immédiatement à certains points de l’espace (sensations visuelles et tactiles). L’auteur, on le voit, écarte sans même les discuter les théories empiristiques de l’intuition spatiale. Il y a donc au moins deux sens dont l’exercice est nécessairement lié à l’intuition de l’étendue et qui, par suite, ne sauraient exister que chez un être doué d’entendement. Ce sont d’ailleurs les seuls dont les données soient immédiatement rapportées aux objets. Si nous n’avions que des sensations inétendues, nous ne saurions sortir de nous-mêmes et concevoir un monde extérieur. Notre état serait celui que Leibniz assigne aux monades nues ; c’est peut-être celui de certains êtres inférieurs. Néanmoins l’étendue dont sont douées certaines sensations ne suffit pas à expliquer la conception de l’extériorité. Si nos seules sensations étendues étaient celles du toucher et de la vue, le monde matériel nous apparaîtrait sans doute comme situé dans l’espace, mais cet espace lui-même nous semblerait un contenu de la conscience. Si nous nous représentons les corps comme des réalités extérieures à nous, c’est que le sujet pensant, en tant qu’il localise dans son corps ses propres états internes, en vient pour ainsi dire à se placer lui-même dans l’espace.

En résumé la perception est un acte de l’entendement par lequel nous posons des substances étendues douées de qualités sensibles ; la sensation et l’intuition sont deux moments nécessaires de la perception, mais n’ont, en dehors d’elle, aucune réalité propre.

Ainsi la perception est proprement une pensée ; il faut ajouter de suite que c’est une pensée fausse, une erreur. La matière que la perception pose comme réelle, n’a qu’une réalité apparente. En toute rigueur elle n’existe pas. Platon avait raison de l’appeler le non-être (τὸ μὴ ὄν). Puisqu’elle n’est que le support des qualités perçues, son être s’évanouit avec celui de ces qualités. Le sens commun lui-même conclut ainsi. Après avoir reconnu pour une illusion la figure colorée que nous présente un miroir, on ne peut tenir pour réel le corps auquel on l’avait d’abord attribuée. La subjectivité de l’intuition sensible entraîne celle de la matière. D’ailleurs le concept d’une substance étendue est contradictoire. Toute substance réelle est une, or aucune matière ne saurait l’être. Une pierre est aussi peu un individu réel qu’une forêt, un troupeau ou une constellation. Un objet d’art, une maison, un organisme semble posséder une unité plus réelle en ce sens que leurs diverses parties sont coordonnées et que l’idée du tout détermine celle des parties, mais l’unité de la forme ne peut être conçue comme réelle que si l’on a d’abord conçu comme telle la matière à laquelle cette forme est