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prête de l’argent à son frère, quoiqu’il aimât mieux le voir dans la détresse ; qui cherche un médecin pour son enfant malade, sachant que la mort le délivrerait de ce qu’il considère comme une charge. Que penserons-nous maintenant d’un monde peuplé d’hommes selon le type moral de Kant, — d’hommes qui, d’une part, tout en se faisant mutuellement du bien, le font avec indifférence, et chacun en sachant bien que les autres font ainsi ; d’hommes qui, d’autre part, se font du bien les uns aux autres, malgré les tendances contraires de leurs mauvaises passions, et qui, pris à part, se savent entourés de gens ayant des tendances semblables ? La plupart, je pense, diront que, si dans le premier cas la vie serait à peine supportable, dans le second elle serait absolument intolérable. Si telle avait été la constitution de l’homme, Schopenhauer aurait eu vraiment de bonnes raisons pour presser l’espèce humaine de mettre fin le plus promptement possible à son existence.

Considérez maintenant la conduite de quelqu’un dont les actes, suivant Kant, n’ont aucune valeur morale. Il vaque à ses occupations journalières sans penser à ses devoirs envers sa femme et son enfant, mais en se réjouissant intérieurement d’être témoin de leur bonheur ; en rentrant chez lui, il est content de voir sa petite fille aux joues roses et aux yeux rieurs manger bravement. Quand il rend à un marchand le schelling donné en trop sur sa pièce, il ne s’arrête pas à se demander ce que la loi morale commande : la pensée de profiter de l’erreur de cet homme lui est en soi odieuse. Quelqu’un est en train de se noyer : il plonge et le secourt sans aucune idée de devoir, mais parce qu’il ne peut contempler sans horreur le spectacle de la mort. Si, lorsqu’un honnête homme se trouve sans place, il se donne beaucoup de peine pour lui trouver un emploi, il le fait parce que la vue des embarras où se trouve cet homme lui est pénible, et parce qu’il sait bien qu’il rendra service non seulement à son protégé, mais aussi au patron qui l’engage : aucune maxime morale n’entre dans son esprit. Quand il va voir un ami malade, le ton caressant de sa voix et l’expression affectueuse de sa physionomie montrent qu’il est venu non par suite d’un sentiment quelconque d’un devoir à remplir, mais parce que la pitié et le désir de relever le moral de son ami l’ont fait agir. S’il contribue à établir une mesure qui aide les hommes à s’entr’aider, ce n’est pas pour obéir au précepte : « Faites ce que vous voudriez qui vous fût fait, » mais parce que la misère environnante le rend malheureux, et que la pensée de la soulager lui est agréable. Et ainsi pour le reste. Il fait toujours le bien non pour obéir à une injonction quelconque, mais parce qu’il aime le bien en lui-même et pour lui-même. Et mainte-