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HERBERT SPENCER.la morale de kant

ayant une valeur morale sont ceux qui dérivent du sentiment du devoir. Pour vérifier cette proposition, suivons l’exemple qu’il donne. Comme il veut que la qualité d’un acte soit jugée en le supposant universalisé, jugeons la valeur morale telle qu’il la conçoit en faisant une hypothèse analogue. Pour que nous puissions le faire efficacement, supposons que ce point est établi, non seulement pour tous les hommes, mais pour tous les actes de chaque homme. À moins que Kant ne prétende que l’homme ne peut avoir de valeur morale qu’à un degré très élevé, nous sommes obligés d’admettre que plus est grand le nombre de ses actes ayant une valeur morale, mieux cela vaut. Regardons-le donc comme ne faisant rien d’après son inclination, et faisant tout par sentiment du devoir.

Quand il paie l’ouvrier qui a fait pour lui une semaine de travail, ce n’est pas parce que renvoyer un homme sans salaire serait contraire à son inclination, mais uniquement parce qu’il reconnaît que c’est un devoir de remplir ses engagements. Les soins dont il entoure sa vieille mère sont provoqués non par un tendre sentiment pour elle, mais par la conscience de ses obligations filiales. Quand il fait la lumière en faveur de quelqu’un qu’il sait avoir été faussement accusé, ce n’est pas parce qu’il souffrirait de voir cet homme injustement puni, mais simplement par obéissance à une intuition morale qui l’avertit que c’est un devoir public de donner son témoignage. Quand il voit un petit enfant en danger d’être écrasé et qu’il se dérange pour le retirer, il n’agit pas ainsi parce que la mort imminente de l’enfant l’afflige, mais parce qu’il sait que c’est un devoir de sauver la vie. Et ainsi de suite dans tous ses rapports, soit comme mari, soit comme ami, soit comme citoyen : il pense toujours à ce que la règle d’une bonne conduite lui enjoint, et il l’exécute parce que c’est la règle d’une bonne conduite, et non parce qu’il satisfait ses affections ou ses sympathies en l’exécutant. Ce n’est pas tout pourtant. La doctrine de Kant l’oblige à quelque chose de bien plus extraordinaire. Si ces actes seuls ont une valeur morale qui sont faits par sentiment du devoir, nous devons trouver que la valeur morale est plus grande en proportion que le nombre de ces actes est plus grand ; nous devons ajouter que sa valeur morale est d’autant plus grande que ce sentiment du devoir est assez fort pour lui faire pratiquer le bien, non seulement sans y être porté, mais même contre son inclination. Donc, s’il faut en croire Kant, l’homme le plus moral est celui chez qui le sentiment du devoir est assez vif pour qu’il s’abstienne de détrousser les poches, quoiqu’il en ait une violente envie ; qui dit sur autrui ce qui est vrai, malgré le désir qu’il aurait de lui nuire en le calomniant ; qui