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MALAPERT.l’amour intellectuel de dieu

Voici en effet comment se pose pour Spinoza le problème moral. — Il y a de la perfection métaphysique et il y a des degrés dans cette perfection. Il y a donc des âmes supérieures ; il y a une vie qui contient plus de perfection. Spinoza se pose cette question : Quelle est la vie parfaite ? L’inévitable nécessité des choses n’ôte rien à la perfection de Dieu ni à la dignité de l’homme[1]. » S’il est donc vrai que l’amour de Dieu soit la perfection et la félicité suprêmes, qu’importe qu’on y arrive librement ou qu’on y soit nécessité : c’est toujours là que se trouvent et la Félicité et la Perfection. « Je ne sais pas, écrit Spinoza à l’un de ses correspondants, je ne sais pas qui a pu dire à votre ami que la fermeté et la constance ne peuvent être produites par la nécessité, mais seulement par une libre décision de l’esprit[2]. » Spinoza ne cherche donc pas, à proprement parler, les moyens d’arriver à la Béatitude : il nous dit où elle est et quelle elle est.

Mais qu’est-ce, au fond, que cet amour pour Dieu ? C’est une partie de l’amour de Dieu pour soi-même[3]. Que suis-je ? Une manifestation de Dieu. Qu’est mon âme ? Une expression partielle de la réalité absolue. L’activité de mon âme n’est qu’une portion de l’activité divine. L’activité de Dieu, qui est acte absolu, perfection achevée, doit être nécessairement accompagnée d’un sentiment de joie infinie ; ce qui veut dire que Dieu s’aime lui-même d’un amour infini[4]. Or Dieu se particularise en mille âmes distinctes, réfractions multiples de cet unique foyer. Et si Dieu s’aime, il nous aime nous aussi qui ne sommes que des modes de sa substance. Cet amour, c’est ce que les saintes Écritures appellent la Gloire. (V, 36.) L’idéal de l’âme c’est de se dégager de sa particularisation, si l’on peut dire, pour retourner à l’unité, pour revenir se perdre dans la source de vie et de pensée d’où elle était sortie.

VI. Résumons-nous en quelques mots. Spinoza, qui dans le Traité théologico-politique a établi que le salut peut être atteint de deux manières toutes différentes, par la foi et l’obéissance ou bien par la raison et la connaissance, par la religion ou la philosophie, se borne, dans l’Éthique, à rechercher quelle est, selon la raison et la philosophie, la vie parfaite. Selon lui, la philosophie nous offre elle-même une double voie pour arriver à la sagesse ; ou plutôt, car il reste toujours fidèle à sa doctrine de nécessité géométrique, il nous propose un double idéal. De même que l’homme peut être regardé comme un mélange de passion et de raison, ou comme un pur esprit ; de même qu’il y a une connaissance discursive et une connaissance intuitive, que l’une nous fait connaître la nature naturée et l’autre la nature naturante, c’est-à-dire Dieu sous son double aspect de monde et de substance, de même il y a un double idéal de l’âme. L’un est un idéal purement

  1. Lettre 23 des Op. posth. — Edit. V. Vloten et Land, 75.
  2. Lettre 72, Op. posth. — V. Vloten et Land, 58.
  3. V, 36 : Mentis erga Deum amor intellectualis pars est infiniti amoris quo Deus se ipsum amat.
  4. V, 35 : Deus se ipsum amore intellectuali infinito amat.