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saisir sous forme d’éternité, c’est se saisir en Dieu[1]. Dès ici-bas donc nous pouvons vivre de cette vie divine, nous pouvons jouir de l’éternité, nous pouvons posséder Dieu.

Telle est l’éternité de l’âme. Qu’est-ce maintenant que cet état particulier de l’âme lié à ce mode spécial d’existence, état que Spinoza désigne par les noms d’amour intellectuel de Dieu et de Béatitude ?

V. L’âme se connaissant sous le caractère d’éternité se saisit dans son rapport nécessaire avec Dieu. L’éternité est en effet un caractère de la substance absolue, et concevoir une chose comme éternelle, c’est en concevoir l’essence en tant que contenue dans la pensée de Dieu. C’est se connaître soi-même comme existant en Dieu. (V, 30.) À donc que nous connaissons mieux les choses et leur ordre éternel, à mesure nous avons de Dieu et de nous-mêmes une conscience plus pure. Si l’on se rappelle d’ailleurs que la connaissance parfaite, c’est l’acte propre de l’âme, que d’autre part agir c’est éprouver de la joie, on comprendra que connaître d’une façon adéquate, c’est éprouver une joie que l’on rapporte à Dieu comme à sa cause : c’est aimer Dieu. Mais ce n’est plus là l’amour dont il a déjà été parlé (V, 15) ; c’est un amour intellectuel. Il ne s’agit plus d’un être doué de passions, mais d’un pur esprit. Nous ne considérons plus Dieu comme présent, mais comme éternel. Au fond il y a là la différence qui sépare la nature naturée de la nature naturante. La première sorte d’amour de Dieu s’adresse à la nature naturée, à l’harmonie nécessaire du monde ; la seconde s’adresse à la nature naturante, à la substance dans son infinité et sa perfection. Cet amour intellectuel est pour l’âme la source d’une paix inaltérable, d’une joie parfaite. Ou plutôt, ne parlons pas de joie, car ce mot semble retenir quelque chose de passionnel ; c’est Béatitude qu’il faut dire. Cette Béatitude ne provient pas du passage à une perfection plus grande, mais de la possession de la perfection absolue.

L’amour intellectuel n’a pas de commencement. Si Spinoza semble parler ici de son origine et de son acquisition, c’est pour s’accommoder à l’usage commun, c’est par une fiction[2], c’est par hypothèse ; à peu près comme Parménide, après avoir nié l’existence de l’apparence sensible, écrit un Περὶ φύσεως. La Béatitude ne s’acquiert pas ; elle est accordée à quelques âmes privilégiées ; celles qui en sont capables la possèdent nécessairement et ne la peuvent perdre. Aussi n’est-ce point le prix de la vertu, mais la vertu elle-même. (V, 41, 42.) La perfection se saisit dans sa plénitude, la vertu jouit d’elle-même.

La volonté n’est pour rien dans la morale spinoziste ; la liberté n’est qu’une chimère. Dans un système comme celui de l’Éthique il ne faut pas parler de marche vers le bien, mais de degrés de perfection.

  1. Éth., V, 30 : Mens nostra, quatenus se et corpus sub æternitatis specie cognoscit, eatenus… scit se in Deo esse et per Deum concipi.
  2. Quamvis hic erga Deum amor principium non habuerit, habet tamen omnes amoris perfectiones perinde ac si ortus fuerit, sicut finximus. Éth., V, 33.