Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/265

Cette page n’a pas encore été corrigée
255
MALAPERT.l’amour intellectuel de dieu

qui représente l’essence d’une chose serait un mode éternel de la pensée de Dieu, produit par la nature absolue de Dieu ; l’idée qui représente l’existence de cette chose serait un mode déterminé de la pensée de Dieu, dépendant d’une modification particulière de la nature de Dieu. (II, 8, 9.) Voyons l’application de cette théorie à l’éternité de l’âme.

L’âme est l’idée du corps. Mais cette idée peut être soit l’idée de l’existence actuelle du corps, soit l’idée de son essence. Il existe donc en Dieu une idée qui exprime l’essence du corps[1]. Car Dieu est la cause des essences, et l’essence du corps doit être conçue par la pensée de Dieu. (V, 22.) Cette idée qui exprime l’essence du corps humain doit nécessairement se rapporter à l’essence de l’âme humaine. D’où il résulte que l’essence du corps humain ne se rapportant pas à la durée, l’âme humaine, en tant qu’idée de l’essence du corps, doit être elle aussi hors du temps. (V, 23.) L’âme est donc éternelle lorsqu’elle conçoit le corps hors du temps, et c’est là le sens de cette formule : « Notre âme est éternelle en tant qu’elle enveloppe l’essence du corps sous le caractère de l’éternité. »

Il ne s’agit donc pas ici d’une prolongation, d’une continuation de notre existence, mais bien d’un mode particulier d’existence. C’est le commun des hommes qui, tout en ayant conscience de l’éternité de leur âme, la conçoivent par l’imagination et confondent cette éternité avec la durée. (V, 34, schol.) Au-dessous des modes passagers nous saisissons l’essence éternelle. Pour employer la langue de Kant, par delà les phénomènes nous pénétrons au sein du monde intelligible. Seulement, tandis que, d’après Kant, la connaissance des noumènes nous est interdite en cette vie, pour Spinoza nous y pouvons atteindre.

La conscience, sans doute, dans ses démarches ordinaires, implique le changement ; elle appartient au devenir ; mais n’y a-t-il pas une sorte d’intuition supérieure à cette conscience discursive et fragmentaire ? Spinoza parle ici comme ont parlé Platon, et Aristote, et Plotin, pour qui la νοήσις est une sorte de prise de possession de l’éternel. Il parle comme parlera Schelling, lorsque celui-ci admet une intuition intellectuelle de l’absolu et du divin. Il parle enfin comme d’illustres contemporains qui reconnaissent une conscience pure de soi-même, grâce à laquelle, par delà la multiplicité phénoménale, nous atteignons jusqu’à la substance immuable elle-même. Ainsi s’explique ce mot célèbre : « Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » Ce qui veut dire : Nous saisissons en nous par un acte ineffable d’intuition quelque chose qui n’est pas soumis à la loi du temps. La vie éternelle pour Spinoza, c’est la participation de l’esprit aux vérités éternelles, à l’absolu et, par là, à ce qui est la source de toute vérité et de toute réalité, à Dieu même. Se

  1. Éth., V, 22 : « In Deo datur necessario idea, quæ hujus et illius corporis humani essentiam sub æternitatis specie exprimit… Deus non tantum est causa hujus et illius corporis humani existentiæ, sed etiam essentiæ.  »