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un moment où l’homme, sans cesser d’être homme, est presque divinisé ». (Ollé-Laprune, Essai sur la morale d’Aristote, p. 135 et sqq.)

À notre avis, c’est exactement là la position de Spinoza, et la différence établie entre ces deux sortes d’amour de Dieu se réduirait à la différence qui sépare la vie d’un être à la fois raisonnable et sensible de la vie d’un être purement raisonnable. C’est la distinction de la Vertu et de la Béatitude.

Sans doute Spinoza a écrit que son œuvre était achevée en un sens, avant qu’il aborde la théorie de l’éternité : « Les réflexions qui précèdent terminent ce que j’avais dessein de dire sur la vie présente. » (V, 20.) Sans doute Spinoza peut bien dire que celui qui ne croit pas à l’éternité doit néanmoins être sage. Mais de même Aristote a terminé son œuvre en un sens, lorsqu’il a donné les règles de la prudence, et peut dire que celui qui n’atteint pas à la vie divine ne doit pas laisser que d’obéir à la raison pratique. Est-ce à dire que la doctrine aristotélicienne de la vie contemplative ne soit qu’une superfétation ? Et s’il est vrai que cette théorie de la vie divine, dont quelque étincelle peut briller dans notre âme, est le complément nécessaire de sa morale ; s’il est vrai que détacher cette partie de son œuvre, ce serait tronquer et pour ainsi dire découronner son éthique, — nous nous demandons s’il est plus légitime de séparer du reste de la morale de Spinoza la double théorie de l’éternité de l’âme et de l’amour intellectuel de Dieu. Cette conclusion, à laquelle nous nous arrêtons, nous allons essayer de l’établir, en montrant, ce qui d’ailleurs a déjà été remarqué, que la vie éternelle dont parle Spinoza est moins la continuation de notre existence, qu’un mode d’existence réalisable dès ici-bas ; et, d’autre part, que l’amour intellectuel de Dieu n’est que l’état de perfection absolue auquel peut atteindre l’âme en tant qu’elle est soustraite à toute passion et qu’elle vit dans le pur intelligible, dans l’absolu. En un mot, il s’agit là d’une sorte de transfiguration de l’âme, tout à fait analogue à la vie divine d’Aristote.

Voyons donc ce qu’entend dire Spinoza lorsqu’il parle de « la durée de l’âme considérée sans relation avec le corps » (V, 20)[1].

L’homme peut connaître les choses (et son corps par conséquent) de deux façons. L’âme en effet peut exprimer soit l’existence actuelle du corps, soit son essence. Pour parler plus exactement, il y a un mode déterminé de la pensée (attribut de Dieu) qui se rapporte à l’existence du corps, et il y a aussi un mode déterminé de la pensée qui se rapporte à l’essence du corps. Car les choses particulières peuvent être, ou bien en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, ou bien en tant qu’elles ont une durée. Le premier mode, c’est l’essence ; le second, c’est l’existence. Les choses, pourrions-nous dire encore, peuvent être considérées ou selon l’être ou selon le devenir. Le devenir a rapport au temps, l’être n’y a pas rapport. Selon Spinoza donc, l’idée

  1. Mentis duratio sine relatione ad corpus.