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sa vraie cause ; or c’est Dieu qui est la cause de l’être formel de toutes les idées. (II, 5.) Une idée adéquate est donc nécessairement rattachée à Dieu. Connaître nos passions d’une manière claire et distincte, c’est les rapporter à l’idée de Dieu, et l’âme peut rapporter à l’idée de l’Être parfait toutes les affections du corps. (V, 14.) Cette connaissance, acte parfait de l’esprit, nous cause une joie qui est accompagnée de l’idée de Dieu. Et celui qui se comprend soi-même de cette sorte aime Dieu d’un amour d’autant plus grand que sa connaissance est plus complète (V, 15.) Devant cet amour disparaît toute autre passion. Il est la voie la plus sûre qui conduise à la liberté, et il est tout ensemble le fruit de la liberté. C’est le bien le plus élevé auquel puisse aspirer une âme que dirige la raison ; bien sans mélange, d’ailleurs, amour qui ne peut se changer en haine ; mais qui reste sans espoir de retour, car Dieu ne peut aimer personne. Cet amour de Dieu n’est, somme toute, que l’amour de l’ordre universel, la connaissance de la nécessité qui gouverne toutes choses et la soumission éclairée à cette nécessité.

Remarquons encore toutefois que l’âme même en cet état, même arrivée à la connaissance de l’ordre nécessaire des choses et à l’amour de Dieu, n’est pas absolument soustraite à la passion. Le sage, l’homme libre, peut encore garder des idées inadéquates (V, 20, schol.)[1]. Le contraire est même impossible ; car la raison ne supprime pas l’imagination. (IV, 14.) La sagesse dont il est question ici est la réduction des idées inadéquates, non leur suppression complète. Être sage et libre, c’est développer, à côté et au-dessus de nos idées inadéquates, un système d’idées adéquates, c’est donner à ce second système une suprématie toujours supérieure, mais qui n’est jamais définitive et absolue. C’est qu’en effet, jusqu’à présent il ne s’est agi que de l’âme dans ses rapports avec le corps. Supposant un être fatalement soumis aux passions, Spinoza s’est posé ce problème : Comment atténuer les passions, comment les régler ? Aussi n’a-t-il jamais parlé d’un anéantissement de la passivité en nous, mais seulement de son amoindrissement[2]. L’amour de Dieu, qu’il nous propose ici comme le terme suprême où doit tendre la vertu, n’exprime que le souverain bien de l’âme en tant qu’elle est unie au corps, en tant qu’il subsiste toujours en elle quelque élément de passivité. « L’amour de Dieu, dit Spinoza en con-

  1. Cf. V, 6 : « Quatenus mens res omnes ut necessarias intelligit, eatenus majorem in affectus potentiam habet, seu minus ab iisdem patitur. » V, 20, scholie : « Ex quo sequitur, mentem illam maxime pati, cujus maximam partem ideæ inadæquatæ constituunt, ita ut magis per id quod patitur, quam per id quod agit, dignoscatur ; et illam contra maxime agere, cujus maximam partem ideæ adæquata constituunt, ita ut quamvis huic tot inadequatæ ideæ quam illi insint, magis tamen per illas, quæ humanæ virtuti tribuuntur, quam per has, quæ humanam impotentiam arguunt, dignoscatur.  »
  2. La plus grande partie du scholie de la proposition 20 de la Ve partie est précisément consacrée au développement de cette idée que la connaissance de Dieu « ne détruit pas absolument nos passions comme passions », et fait seulement que « les passions ne constituent que la plus petite partie de notre âme »