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1. En premier lieu, « nous avons la puissance d’ordonner et d’enchaîner les affections de notre corps suivant l’ordre de l’entendement ». (V, 10.) Cette opinion, qui semble singulièrement semblable à celle de Descartes, en est fort différente cependant, et Spinoza n’a pas critiqué son maître pour en reprendre la théorie. Nous ne pouvons pas, par un acte de volonté, soumettre nos passions aux règles de la raison ; l’enchaînement dont il s’agit a une tout autre cause et la doctrine vaut qu’on l’expose brièvement. Pas plus pour Spinoza que Leibniz ou Malebranche, le corps ne peut agir directement sur l’âme ou l’âme sur le corps. « Je soutiens, dit Leibniz, que les âmes ne changent rien dans la force ni dans la direction des corps, que l’un serait aussi inconcevable et aussi déraisonnable que l’autre[1]. » Et Malebranche : « Il y a contradiction que vous puissiez remuer votre fauteuil. Ce n’est pas assez : il y a contradiction que tous les anges et tous les démons joints ensemble puissent ébranler un fétu[2]. » À ces propositions, sans aucun doute, Spinoza souscrirait ; et la façon dont il conçoit l’union de l’âme et du corps ne diffère pas essentiellement de la doctrine de l’harmonie préétablie ou des causes occasionnelles. Les attributs de la pensée et de l’étendue, exprimant chacun la substance infinie, sont nécessairement parallèles, de telle sorte qu’à chaque mode de la pensée correspond un mode déterminé de l’étendue, et réciproquement. Ce qui dans le langage de Spinoza s’exprime ainsi : « L’ordre et l’enchaînement des idées sont identiques à l’ordre et à l’enchaînement des choses, et réciproquement l’ordre et l’enchaînement des choses sont identiques à l’ordre et à l’enchaînement des idées. » (V, 1 ; II, 6, 7.) Coïncidence nécessaire et parallélisme, mais non pas causalité réciproque. D’où il résulte qu’à une âme qui possède le pouvoir de former des idées claires et distinctes correspond un corps dont les affections s’enchaînent suivant l’ordre de l’entendement. Il n’y a donc pas de pouvoir de l’âme sur le corps ou réciproquement ; la thèse de Spinoza se réduit à cette affirmation : à telle âme correspond tel corps, à tel corps telle âme, le tout en vertu d’une absolue nécessité. On pourrait donc dire que le système spinoziste est précisément l’occasionnalisme de Malebranche moins la liberté, ou l’harmonie préétablie, avec un Dieu purement géométrique, au lieu d’un Dieu à la fois architecte et législateur. Voilà donc en quel sens on peut dire que le pouvoir que nous avons d’enchaîner nos affections corporelles suivant les lois de la raison, nous rend capables de nous soustraire à l’influence des mauvaises passions.

2. Les émotions qui proviennent de la raison et que Spinoza appelle de ce nom caractéristique de passions actives sont plus puissantes que les passions qui se rapportent à quelque chose de particulier, parce que la raison a pour objet les propriétés générales des choses, et que ces propriétés, présentes partout, excitent des mouvements plus puis-

  1. Nouveaux Essais, II, 23, 17.
  2. 7e Entretien métaphysique, §  10.